
Le temps des hommes de fer - IX

Un nouvel indien dans la réserve
Soutenue par des investissements à l'américaine, la tribu comanche se portait bien. Étonnant ? Pas le moins du monde. C'était un système à la rentabilité mécanique : cinq magasins bien placés faisant stock commun, des prix bas, des publicités que n'auraient pas reniées les grandes surfaces. La stratégie du grand sachem remplissait le tiroir-caisse dans un tintement assourdissant.
Chaque semaine, c'était la valse des promotions. Celles-ci s'étalaient dans un cahier de quatre pages, en quadrichromie, distribué dans une revue de tir à grand tirage. L'impact était remarquable, notamment sur les ventes par correspondance. Combien expédiait-on de colis par jour ? Cela n'arrêtait pas.
Malgré tout, Richard cherchait toujours la quadrature du cercle, l'oiseau rare. Un employé qui fasse les réparations des cinq armureries, mais également la vente, les paquets, les heures supplémentaires... Le tout payé au minimum obligatoire, comme il se doit. À quand l'ouverture de la chasse au pigeon ?
Bonne pâte, Léon n'avait rien contre. Mais il n'était pas au point. Risquait-il d'être licencié ? Rares étaient les salariés qui acceptaient de faire autant d'heures. En ce début des années 1980, la réussite de Bernard Tapie interpellait forçats et galériens. Pourquoi ne pas acheter une entreprise au franc symbolique et faire fortune ? Après tout, rien n'empêchait un employé de claquer la porte pour trouver mieux.
Absorbé dans mes réparations tout en écoutant « It's good to be the king » de Mel Brooks, ces calculs sordides ne m'intéressaient pas. J'aimais mon métier et le faisait avec passion. Pour moi, le reste n'était que détails sans importance. J'ignorais alors une chose. À quel moment un homme est-il le plus vulnérable ? Lorsqu'il se croit bien à l'abri.
Un matin d'avril ou de mai 1983, je remplaçais un percuteur lorsqu'un individu au ventre rebondi poussa la porte de l'atelier. Le front dégarni avant l'âge, il portait des lunettes à monture ronde. Que venait-il faire là ? S'agissait-il d'un client envoyé directement à l'atelier par Richard ? Peu probable.
- J'ai besoin d'un chasse-goupille, dit-il en guise d'entrée en matière. Sa voix était vaguement haut perchée. Encore une vedette qui trouvait superflu de se présenter ? Je le rappelais sans ménagement aux règles de la politesse.
- D'abord, qui êtes-vous ?
- Le nouvel armurier réparateur. Je suis diplômé de l'école d'armurerie de Liège.
- C'est intéressant, je n'étais pas au courant.
Afin de vérifier tout cela, j'allais trouver Richard qui me dit, en mettant les formes :
- Je ne suis pas obligé de te dire qui j'embauche. Tu verras, il n'est pas comme Léon. Celui-là, c'est un bon.
Il ne restait plus qu'à relever le défi. Aucun problème ? Par les kilos, le nouveau venu pesait plus lourd que moi. Du moins, c'est ce que laissait apparaître son tour de taille. À l'instar de David devant Goliath, j'en déduisis qu'il n'avait pas réellement le sens de l'effort.
Il s'appelait Émile. Il venait d'arriver à Paris et Léon l'avait accueilli sous son toit. Volontairement, le grand sachem avait négligé de me parler de cette embauche. Un oubli calculé ? Dans ce local grand comme une cuisine, la place pour deux n'existait pas. À terme, quelqu'un serait de trop ici. La prochaine charrette avançait. On attendait que j'y prenne place, de préférence en donnant ma démission.
Les jours qui suivirent, ce sentiment se confirma. Émile portait la blouse, ce que ne faisait pas Léon. Il effectuait aussi des réparations. Son attitude à mon égard était désagréable. Toutefois, en jetant un coup d'œil par-dessus mon épaule, je m'aperçus qu'il se réservait les tâches les plus simples. Les autres, il me les laissait, du haut de sa très grande mansuétude...
Dans un souci de justice et d'égalité, je m'arrangeais pour qu'il soit obligé de faire les mêmes travaux que moi. Je voulais le tester, savoir ce qu'il avait réellement dans le ventre.
Étant donné le contenu des râteliers, c'était facile. Parmi les pannes qui s'entassaient là, certaines étaient de véritables pièges. Comme il prétendait avoir la science infuse, mais ne l'avait pas vraiment, une période difficile commença pour lui. Combien de temps lui était nécessaire pour réparer une arme ? Dans un temps équivalent, j'en faisais trois. Son diplôme d'armurier de Liège en prenait un sérieux coup. Sa fierté aussi.
Dans le même temps, il continua de faire connaissance avec le grand sachem, le frère de celui-ci et surtout Léon. Étant d'un naturel manipulateur, de surcroît doué d'un grand sens de l'observation, il évalua rapidement la situation.
Pour couronner le tout, cerise sur le gâteau, Lucienne ne manqua pas de compléter son instruction sur le grand sachem, qu'elle connaissait depuis l'âge des culottes courtes.
Comme je le prévoyais, il commit des erreurs sur des réparations demandant une expérience qu'il ne possédait pas. Il fut alors obligé de demander mon aide. À ce moment-là, je l'estimais mûr pour sympathiser. Cela ne posa aucun problème, car l'individu avait le sens de l'humour. Il racontait beaucoup de blagues, même s'il ne brillait pas par la finesse.
À partir de cette période, produire les réparations ne posa plus de problèmes. Dans ce local trop petit, c'était un exploit. Également, j'avais désamorcé une bombe à retardement. De plus, je l'avais réamorcée et renvoyée son envoyeur, car Émile était devenu, dorénavant, un précieux allié pour moi. Nous nous partagions le travail de manière équitable. Tout allait bien. Mes journées s'en trouvaient facilitées d'autant.
L'entente était bonne entre nous, nos âges et notre passion du métier étant les mêmes. Parmi nos points communs, nos pères respectifs étaient armuriers. Je me demandais pour quelle raison il ne travaillait pas avec les siens. Encore une histoire de frères ennemis ?
Apparemment oui. Bon vivant, amateur de voitures anciennes et de motos, de luxe et de jolies femmes, il avait l'impression d'être le cadet maudit. Son géniteur ne le destinait pas à gérer le magasin familial. Dans la famille Jeckyll, Émile avait tiré la carte Hide. D'où une envie démesurée de prendre sa revanche, mais je n'en imaginais pas encore les limites - ou plutôt l'absence de limites.
Était-il né au bon endroit ? Pour son plus grand malheur, il était venu au monde comme moi, avec des pinces hydrauliques au bout des bras. Plongé depuis le début dans un univers d'armes, il était moins habile de ses mains que moi, mais par le métier, c'était le même sang qui battait dans nos veines.
L'atmosphère de travail à la boutique ne convenait pas à Émile. Il s'y sentait prisonnier, et pour tout dire, surveillé par Richard qui n'appréciait guère le rythme peu soutenu de ses réparations. D'autre part, le nouvel arrivant mobilisait le téléphone pour appeler des amis dans sa province natale, ce qui alourdissait les factures du magasin. Dès qu'il avait le dos tourné, Richard s'en plaignait devant moi.
Parfois, Léon venait dégourdir ses jambes à l'atelier, fatigué après les longues chevauchées sur son poêle. Nous prenait-il pour des Indiens sauvages ? Il s'ennuyait. Pour tuer le temps, il venait visiter l'enclave laborieuse de notre réserve de Peaux-Rouges.
Pas de chance, Lucienne venait de nettoyer son électrophone. Du haut de l'immeuble, elle vérifiait le fonctionnement avec son plus redoutable disque, celui du cor de chasse, le son bloqué à fond. En portées tonitruantes, les trombes sonores s'abattaient à flots continus dans la cour. Même en fermant la fenêtre de l'atelier, c'était assourdissant.
Émile venait de terminer la réparation d'un pistolet à un coup. Cette arme mal entretenue était très sale, aussi était-il énervé. Léon arriva sur ces entrefaites, avec une chemise à carreaux toute propre et bien repassée.
- Alors, ça bosse dur, mes p'fi ? fit-il de son plus bel accent belge.
Après ces paroles dignes d'un film noir des années 1950, une lueur sauvage s'alluma dans les yeux d'Émile. Sur quoi tester l'arme réparée ? Léon arrivait juste au bon moment. Il faisait une cible parfaite.
- Tu veux voir à quel point ça bosse dur ? répondit Émile, toujours à l'affût d'une occasion de rire à bon compte.
Il tira à blanc entre les jambes du pauvre belge, avant même que je ne puisse l'en empêcher. Je suppose qu'il trouvait cela drôle. Entre deux accords au cor de chasse, le malheureux wallon, tel un sanglier bondissant, détala sans demander son reste avant que ne sonne l'hallali, en hurlant :
- Chef, chef, Émile est devenu fou, il me tire dessus !
Le grand sachem arriva tranquillement. La hache de guerre était-elle déterrée ? Non, rien de grave, on chassait le Cro-Magnon sur ses terres. Il sourit en coin, demanda à tout le monde de se calmer et retourna vaquer à ses occupations.
Par la suite, Léon continua d'adresser la parole à Émile, preuve que la courtoisie belge n'est pas une légende. Mais, probablement choqué par l'expérience qu'il venait de vivre, le rescapé radotait. Dans les jours qui suivirent, il nous conta ses histoires sur les dames de petite vertu liégeoises, peut-être par besoin d'exister.
À Liège, ses escapades nocturnes donnaient lieu à des relations tarifées. Le fier wallon nous décrivait - dans le détail, faut-il le préciser ? - ses faits d'armes jusqu'à l'extase finale. Mais quelle Parisienne accepterait de faire chanter son petit oiseau dans la capitale ?
Pour sa part, Émile résumait cela avec une notion singulière de la poésie : « Faut qu'il aille se faire dégorger le poireau, c'est urgent. Sa tige a besoin d'être refleurie... »
Comment Émile pouvait-il se faire pardonner l'épisode de la chasse au Belge ? Un soir, il invita Léon dans une boîte de nuit, de manière apparemment amicale. De superbes créatures à l'apparence féminine accostaient dans ce port. En équilibre sur leurs talons aiguilles, elles patientaient dans l'attente d'une rencontre torride.
Dès le lendemain, j'avais droit à tous les détails de la croustillante affaire. J'étais étonné que notre bon Liégeois se soit laissé entraîner, mais le grand vent de l'aventure soufflait dans sa tête.
Entre deux éclats de rire, Émile me raconta comment Léon tomba en arrêt devant une jolie brune. Celle-ci cachait des épaules de nageur sous sa robe rouge, des jambes de culturiste sous ses bas résille, des pectoraux généreux sous son soutien-gorge. Une nuit d'amour musclée en perspective. Émile le prévint, mais Léon ne voulut pas l'écouter.
- Quoi, un pareil morceau de roi ? Je n'te crois pas, mon p'fi ! Allez, laisse-nous froucheler.
Cruelle désillusion au moment où notre séduisant Belge, l'esprit toujours pratique, voulut tester ce qu'on lui soufflait désespérément par les oreilles. Le regard brillant, la bouche gourmande, il laissa son Héloïse d'un soir guider sa main vers la caverne des mille plaisirs. Sa satisfaction fut de courte durée.
- Oufti ! T'es un homme !
- Ne sois pas vulgaire, mon chéri. Comme ça, tu connais déjà mon petit bijou... répondit-elle avec un éclatant sourire à la brésilienne.
Voyant Léon secoué par cette brusque révélation, Émile continua ses bons offices d'entremetteur.
- Tu devrais essayer. C'est une expérience, après tout. Tu rates peut-être quelque chose...
Horrifié, notre brave liégeois, craignant de subir les derniers outrages, laissa échapper un cri. Dans l'urgence, ce fier capitaine quitta le port, la proue basse, mais la poupe intacte. Apparemment, il ignorait la devise latine « Timeo danaos et dona ferentes ».
Par la suite, il resta en cale sèche et, sa fierté naturelle en ayant pris un coup, il ne nous parla plus jamais des demoiselles des Guillemins à Liège. Paris sera toujours Paris, dit-on...

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