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Le temps des hommes de fer - VIII

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Les Apaches

Le grand sachem avait fédéré quelques tribus. Elles vivaient aux points cardinaux de la Lutèce. Quatre boutiques tournaient ainsi sur le stock du tipi principal, permettant de vendre plus de Winchesters aux Sioux et aux Comanches. L'armée de la fédération se fournissait aussi chez nous.

Les réparations affluaient dans l'antre du sorcier que j'étais devenu. Coiffé des plumes rituelles, je marmonnais des incantations autour des fusils, faisant la danse de l'ajustage en brandissant les outils sacrés.

À ce moment-là, je faisais en moyenne trois réparations par jour, quoique le total quotidien puisse parfois monter jusqu'à une quinzaine. Pour arriver à ce résultat, développer des techniques personnelles avait été nécessaire. J'étais un service après-vente complet, assurant les arrières de cinq armureries à la fois. Tout cela dans un local grand comme une loge de concierge, seul et pour à peine plus que le minimum garanti.

J'aimais mon métier. Il me maintenait en bonne santé. Malgré une veine cave et des veines iliaques thrombosées, mes jambes résistaient bien. Des vaisseaux sanguins collatéraux se développaient sur mon torse, ce qui me permettait de tenir debout. Par la magie des corticoïdes, des anticoagulants et des bandes de contention, le fauteuil roulant s'était réduit à un lointain souvenir, du moins pour l'instant.

Je fis la connaissance des autochtones de notre cartel indigène. Le magasin principal marquait le centre d'une étoile. À chaque branche, une surface de vente et une personne : Lucien, spécialisé dans les mises à mesures, vers le Nord ; Joseph, vers l'Est ; Gérard, à une trentaine de kilomètres ; Max, pas très loin de la tour Eiffel, à notre Sud. Chacun ramait dans son petit canoë, rendant ses comptes en temps et en heure au grand sachem.

Consécutivement à la saison des pluies, l'armurerie de Max fut inondée. Dans un cheval de fer caracolant, j'arrivais sur place à la lune suivante, afin d'astiquer les tomahawks qui avaient pris l'eau. À cette occasion, je fis la connaissance de l'apache qui chevauchait dans cette plaine. Sans le savoir, il occupait un emplacement à la rentabilité douteuse. Les propriétaires successifs avaient dû, l'un après l'autre, fermer boutique. Je le savais grâce aux archives familiales.

Lorsque j'arrivais, un amoncellement de pistolets et de révolvers dégoulinait, chacun plus suintant que l'autre. Max, au milieu du tas, rajustait sa mèche avec indifférence tout en levant son fume-cigarette. L'air détendu, il me salua.

- Bonjour l'artiste... Tu viens boire un café avec moi ?

Il mit l'alarme, ferma le magasin et, quelques instants plus tard, nous parlions charbon de bois, soufre et salpêtre - les ingrédients de la poudre noire - autour de deux expresso.

- Tu as fait l'école de Liège, Chris ?

- Non, j'ai appris le métier avec mon père.

- Moi, j'ai fait mes études en Belgique. Qu'as-tu perdu ? Peut-être les mémorables tournées au bistrot d'à côté, le Mousquet...

- Ah, il y a quand même un avantage : à la fin des trois ans, on repart avec son fusil !

- Ça, je peux t'en parler, justement... Des fusils, ils t'en font ajuster un certain nombre pour le collège, qui les revend ensuite. S'il te reste du temps, tu peux monter le tien. Et encore, si tu es bien noté ! Le mien, je l'avais terminé en blanc, mais ils n'ont pas voulu me le donner.

- Alors, tu es reparti les mains dans les poches, je suppose.

- Tu plaisantes...

- Comment as-tu fait ?

- Je venais d'obtenir mon diplôme, j'étais prêt à revenir en France. En pleine nuit, je suis rentré dans l'école par une fenêtre. Je suis allé voler mon propre fusil !

- Personne ne t'a surpris ?

- Si, le gardien m'a vu. Il courait à la flamande... Je suis reparti acrobatiquement ! À l'époque, tout cela a fait du bruit.

- Personne n'a porté plainte ?

- Non !

- Mais pourquoi ?

- Parce que chacun a ses petits secrets...

Il se dispensa de m'en dire plus, restant sur ces paroles énigmatiques. Les plumes noires ne faisaient pas défaut à cet indien-là. L'air distingué, son attitude n'était pas désagréable. Rien à voir avec celle, parfois hautaine, de certains étudiants de Liège croyant tout connaître, donnant parfois lieu à des guerres d'ego.

Pourtant, les quatre piliers du temple de Salomon s'appelaient : « Savoir, vouloir, oser, se taire ». Le dernier mot nous enseigne que l'humilité devant son métier est une qualité rare. Il s'en souvenait.

- Bon, et si nous retournions à nos œuvres, redoutable galérien ?

- D'accord, je prendrais les rames de l'avant.

Apparemment, il me voyait grand-maître de l'Ordre de la Lime. Quelques instants plus tard, dans le sous-sol où s'entassait le stock, je m'attaquais à la gigantesque pile d'armes de poing. Grâce à un liquide expérimenté par mes soins, l'eau abandonnait les mécanismes par agitation et immersion, puis allait se déposer au fond du bac de nettoyage. Cette magie-là ne figurait pas dans les cours de Liège, mais dans ceux de physique, au chapitre « Différence de densité des fluides ». Ensuite, il ne restait plus qu'à sécher et lubrifier.

Entre deux clients, Max me tenait compagnie en me racontant les épisodes mouvementés de sa préhistoire. Cette ère commençait à ses premières savonnettes liégeoises - les savonnettes étaient les blocs d'acier que les apprentis rectifiaient pour apprendre à limer plat - pour s'achever en pleine renaissance philosophique. Souvenir d'un âge d'or lointain, il lui restait un talent certain de vendeur, car il ne touchait qu'occasionnellement aux outils.

- Au fait, et pour ton fusil d'école ?

- Très simple. J'avais copié un dispositif permettant de faire passer un fusil type Anson pour un véritable juxtaposé à platines, avec les axes tournants sur les corps. Lorsque mes professeurs ont vu la chose, ils m'ont demandé de tout retirer, par crainte de voir des secrets de métier quitter leur pays. C'était ridicule, je l'avais fait uniquement pour moi...

- Oui, d'autant plus que certains exemplaires sont en France depuis un bon demi-siècle.

- D'autre part, à cette période, quelqu'un avait dérobé un prototype de superposé dans une usine d'armements de guerre, lors d'une visite organisée. Personne ne tenait trop à ce que cet épisode s'ébruite. Sans compter tout le reste, car tout se sait là-bas... Bref, par souci de ne pas en ajouter encore et encore, aucune plainte n'a été déposée.

- Et le prototype volé ?

- Pour cela, personne n'a jamais su, à vrai dire. Au milieu d'une nuit, le bricolage top-secret fut lancé de l'autre côté des grilles de l'usine. Il fut retrouvé là, un peu détruit par une chute de plusieurs mètres...

Une fois revenu au rez-de-chaussée, je vis Max vendre un fusil assez onéreux avec beaucoup d'aisance. Le grand sachem lui-même en aurait été impressionné. Ensuite, mon travail étant terminé, je saluais l'acrobate au fume-cigarette. Puis, dans les sous-sols du métro, mettant un ticket neuf dans ma fière monture, je regagnais le tipi central au galop.

Sur le quai du cheval de fer, mes peintures de guerre tiraient en séchant, exigeant un nouveau fait d'armes. Plus que quelques stations avant les prochaines batailles...


Vers l'Ascension, période des événements inattendus, j'entendis, vers dix heures du matin, un phénomène sonore tonitruant. Je me précipitais dans la cour pour mieux entendre. Aucun moyen d'en localiser l'origine. S'agissait-il d'une présence extra-terrestre ? Tout à coup plus rien, le silence.

Les jours suivants, cela se reproduisit. De nouveau, je sortis précipitamment, des sueurs froides me caressant l'échine. Je me mis à imaginer les hypothèses les plus folles. Quelque fantôme ne voulant pas regagner les limbes, peut-être ? En d'autres temps, j'aurais cru l'immeuble hanté, mais là...

Volume poussé à fond, des trombes assourdissantes s'abattaient dans toute la cour. C'était du cor de chasse ! Il ne manquait plus que le galop des chevaux et les aboiements des chiens, mais on les imaginait sans peine jaillissant des sous-bois en meute dalmatienne. En fermant les yeux, on pouvait voir surgir des cavaliers en redingote rouge et des rabatteurs.

Un cerf imprévu allait-il descendre par la cage d'escalier ? Non, juste une petite dame d'une soixantaine d'années, vêtue d'un tablier bleu en nylon. Parfois, elle entrait dans le magasin par l'entrée des artistes. Cette fois-ci, intrigué, je la suivis. Elle parlait au grand sachem.

- Bonjour, Richard.

- Tiens, la mère Lucienne ! Toujours toute nue sous ton pull ?

- Un peu de respect, je te prie ! Je vous ai connu en culottes courtes, toi et ton frère ! Quand vous vous battiez dans les bars, qui vous soignait après ?

- Qui ça ? Nous ?

- Et qui vous a donné du permanganate plus tard ?

- Désolé, je ne me souviens pas...

En plein milieu de la boutique, c'était d'une distinction folle. Un client d'âge respectable considérait la scène avec un sourire tolérant. J'avançais de quelques pas, faisant le sourd. Apparemment, j'arrivais juste à temps pour les réjouissances.

- Tiens, Christian, je te présente Lucienne, une vieille voisine.

- Enchanté, madame.

- Eh, Richard, je ne suis pas si vieille que ça !

- Enfin, Lucienne, tu as vu les Allemands à Paris pendant la Grande Guerre...

- Oui, mais c'était en 1940, pas en 1914 !

- Bon, d'accord, tu es dans la fleur de l'âge. D'ailleurs, tu écoutes des airs modernes.

- Quoi, tu n'aimes pas ma musique ?

- Si, si... Mais moins fort, tu apprécierais mieux.

- Vraiment, tu n'as aucun goût !

Sur ses entrefaites, elle tourna les talons et se dirigea vers la porte. Juste avant de sortir, elle se retourna très vexée :

- D'abord, il est très bien, mon disque de cor de chasse !

Ainsi, ce n'était pas une hallucination. L'objet sonore non identifié existait vraiment. Il se teintait en brune, habitait au deuxième et possédait un électrophone des années soixante, probablement un vieux Tepaz. Son arme secrète : un seul et unique trente-trois tours avec le son toujours à fond.

Les jours suivants, la vieille dame, qui me connaissait maintenant, venait frapper à la porte de l'atelier.

- Ça va, Christian ?

- Oui, ça va.

- Toujours en train de travailler ?

- Oui, toujours.

- Ah là là...

- Eh oui ! Il faut bien !

- Ah, ça...

Que de conversations passionnantes ! Son autre thème de prédilection, mis à part le climat, se résumait aux deux frères. Elle les croisait depuis le temps des culottes courtes, en effet. Elle me racontait leurs premières bagarres dans les bars, comment elle les pansait amoureusement. Le récit reprenait le lendemain, à l'époque de leurs voyages initiatiques rue Saint-Denis, quand elle soignait leurs premiers soucis pour éviter que leur mère ne le sache. Oui, bon, peut-être...

Également, elle avait vécu l'invasion des nazis à Paris, connu les tickets de rationnement, puis vu les chars américains arriver quelques étés plus tard. Cette page d'histoire volubile connaissait chacun des habitants de l'immeuble, entendait et répétait tout. Lucienne, c'était l'écho. Pour cette raison, quand elle parlait, mieux valait se taire et écouter.

Je me permis quelques remarques sur son électrophone. Elle me fit un aveu : le potentiomètre maudit se trouvait coincé en position maximale, définitivement bloqué sans espoir de retour. À part son disque perpétuel, elle possédait un enregistrement de Charles Aznavour. Inexplicablement, elle préférait le cor de chasse.

Avec un minimum d'habitude, j'arrivais à supporter ces cuivres tonitruants qui faisaient parfois trembler les murs. Tourner un percuteur au dixième de millimètre, dans ces conditions, tenait du miracle. Lorsque j'en avais assez, je retournais dans la boutique afin d'aider à la vente. Tous les matins, un grand nombre de commandes arrivait par courrier. Une quantité impressionnante de marchandises à emballer nous attendait quotidiennement.

Un jour vers onze heures, un homme assez âgé franchit la porte du magasin. Sa femme, assez menue et voûtée, l'accompagnait. Il évita le grand sachem et se dirigea vers moi, me trouvant apparemment un air sympathique. Il s'exprima d'une manière très prévenante, comme gêné par ce qu'il voulait me demander.

- Voilà, monsieur, ce qui nous amène. Je voudrais acheter une arme.

- Eh bien, nous disposons d'excellents modèles ici, parfaits pour la défense.

- Non, je veux une arme qui puisse tuer.

- Pour cela, il faut une autorisation en préfecture. Par ailleurs, nous ne stockons pas ce genre de matériel ici.

- Écoutez, c'est un peu spécial. Vous voyez, ma femme et moi sommes très âgés, et d'une santé délicate. Dans bientôt, nous serons obligés d'aller dans une maison de retraite. Ils vont nous séparer. Vous connaissez ces établissements ?

Je commençais à comprendre, mais m'abstins prudemment de répondre.

- Eh bien, pendant une cinquantaine d'années, ma femme et moi avons connu beaucoup de bonheur. Si vous l'aviez vue quand elle était jeune... Maintenant, nous allons finir dans leurs usines à mourir, à nous regarder passer à petit feu, entourés de moribonds. Alors, tant que nous en avons le pouvoir, nous voulons mettre fin à nos jours. Voyez, j'ai été franc avec vous, je vous ai dit la vérité...

Je sentais une grande sincérité dans son propos. Voilà le genre de discours que je craignais d'entendre un jour. Lors de mon séjour à l'hôpital, j'avais sauvé un vieillard ayant arraché ses perfusions. Ce geste, je le regrettais encore, car la voix de mon grand-père suppliant qu'on le débranche, sur son lit de mort, résonnait encore à mes oreilles. Plus jamais ça ?

- Monsieur, je suis armurier, pas vendeur de mort. D'autre part, tout ce que j'ai ici, ce sont des armes de défense. Elles peuvent blesser, mais elles ne sont pas faites pour tuer.

- Et les fusils ?

- Si vous vous ratez, vous risquez de vous mutiler, vous ou votre femme. Je ne pense pas que vous souhaitiez cela.

À ce moment, je l'entendis, elle...

- Ça ne sert à rien de venir ici, tu n'as pas voulu m'écouter. Il ne veut pas comprendre. Viens, partons !

Mon Dieu ! Ils étaient deux à vouloir la même chose. Je restais interloqué en comprenant cela.

Ils me saluèrent et, d'un pas lent et mesuré, s'éloignèrent lentement. Les lois ne voulaient pas de l'euthanasie. Par défaut, certaines personnes venaient voir les hommes d'un autre art, comme moi, mais c'était les prendre pour ce qu'ils n'étaient pas. Pourquoi « arme » était-il synonyme de tuer, alors que « voiture » ne l'était pas ?

Les seuls freins consistaient en l'humanité et la tolérance de chacun, ou bien en la justice, ou encore dans le manque de moyens. Malheureusement, un banal accident de la route pouvait résoudre le problème de ce couple, dans une horrible boucherie finale, sans que personne ne puisse s'y opposer. Pourvu que cette idée ne leur vienne pas...

Je terminais ma journée bien tristement, entre deux accords de cor de chasse. Les bonnes solutions, dans mon métier, je les trouvais toujours. Si j'avais su réparer les êtres humains aussi bien que les fusils, et remettre de la jeunesse là où elle manquait, j'aurais été l'homme le plus heureux au monde.

Dans ces moments-là, je repensais au Mutus Liber, et je m'en voulais de ne pouvoir rien faire pour l'instant.


Quelques centaines d'armes et une dizaine de mois s'écoulèrent. Dans mon dos, le grand sachem me surnommait « Monsieur trente-neuf heures ». Depuis mon entrée en fonctions, je me faisais une affaire d'honneur à respecter les délais. Jamais le moindre retard dans les plannings de travail, mais cela ne lui suffisait pas. Malheureusement pour lui, il ne pouvait rien me reprocher, j'étais un employé parfait.

Aussi, il embaucha un ouvrier belge censé faire, lui, des heures supplémentaires. D'autre part, celui-ci avait un diplôme de l'école d'armurerie de Liège, ce que l'iroquois en chef voulait pour sa publicité.

Un matin, une sorte d'éléphant blond aux yeux bleus arriva dans la boutique. Il s'appelait Léon et, ma foi, son prénom le résumait bien. La peau abondamment graissée aux moules frites wallonnes, l'huile semblait suinter par tous les pores de sa peau. En principe, il devait me faire glisser gentiment vers la porte de sortie, de préférence sans indemnités. Richard me le présenta comme un armurier virtuose, me disant d'un air entendu :

- Tu verras...

Après quelques jours d'atelier, je fus vite fixé. La « perle rare » endommagea un certain nombre d'outils et d'armes.

Voyant le travail que j'effectuais quotidiennement, le bon liégeois, subitement pris de malaises et de vertiges, courut se réfugier dans la boutique. Au cours des semaines qui suivirent, sa place favorite devint le poêle, siège vaste, accueillant et tiède.

Assis là, à quelques pas de la vitrine, il réchauffait ses œuvres vives tout en dévisageant les clients.

Le grand sachem lui trouva rapidement d'autres occupations, ce qui me dispensa d'un nombre important de colis. J'abandonnais cette excitante besogne à Léon, le complimentant pour sa belle écriture lorsqu'il traçait les adresses.

Non sans une certaine fierté, il en profita pour comparer les systèmes éducatifs belges et français. Lucienne, qui passait là par hasard, lui fit quelques remarques acides. Apparemment, il venait de se faire une amie...

Par la suite, il rata un certain nombre de ventes avant de trouver sa marchandise de prédilection : les fusils d'assaut en calibre civil. Cela lui rappelait les FAL militaires de sa jeunesse. Nous étions bien loin de l'arme d'artisan, exigeant goût et tradition. Apparemment, son argumentaire de vente n'atteignait guère les chasseurs. En attendant, sa passion se transmettait mieux sur des équipements martiaux, pour lesquels nous étions bien placés au niveau des prix.

Un jour, une carabine double express, bâtie sur un mécanisme japonais, arriva en réparation. Léon en avait traité les bois lors de sa jeunesse liégeoise. Très fier, il entra dans l'atelier le ventre en avant, avec son travail en mains.

- J'en avais fait le bois entièrement à l'huile, mon pfi ! Rien que de l'huile de lin ! M'a fallu plus d'un mois pour ça, le temps qu'ça sèche !

Je jetais un regard sur l'ouvrage en question. La surface du bois, trop mate, ressemblait à une frite jaunâtre et bien grasse.

- Terne comme ça, c'est normal ?

- Oui, m'fi !

- Tu n'aurais pas oublié quelque chose d'important, par hasard ?

- Et quoi, une fois ? Quand on dit à l'huile, ça se fait à l'huile !

- Eh bien, j'admire ta patience autant que la discrétion de tes professeurs...

En effet, la composition exacte de la mixture ne lui avait pas été communiquée, d'où la grande perte de qualité et de temps. Mais c'était pareil à Saint-Étienne, où, à cette époque, les enseignants l'ignoraient aussi.

Dans ses moments de nostalgie, il évoquait Liège et la gare des Guillemins. Dans une rue transversale, une longue suite de devantures garnies de néons multicolores s'étendait. Là, en vitrine, des filles sublimes négociaient leurs faveurs en francs à l'effigie royale. C'était le bon temps.

À Paris, Saint-Denis à quelques stations de métro le décevait un peu. Il venait d'un pays de clients choyés, pour preuve le café servi largement, à peu près le double d'en France, et de surcroît avec un biscuit, le spéculoos.

Juste après, il me parlait des boulets frites sauce lapin, plat national qui lui manquait cruellement. Inutile d'aborder les délices de la bière belge avec lui, il les connaissait toutes et supportait difficilement l'équivalent français, qu'il qualifiait de « pisse d'âne » à ses moments de mélancolie. Sur ce dernier point, je ne pouvais pas lui donner tort.

Il me racontait ses souvenirs et les hauts lieux de l'armurerie belge, les destructions d'armes à l'époque où, pour des raisons subtilement techniques, le marteau-pilon s'abattait neuf fois sur dix - mais jamais dix ! L'arithmétique belge avait ses mystères.

Trop bavard, il me contait ses plus jolies erreurs du métier. Un jour, il parvint à faire sauter l'un des mécanismes les plus solides au monde, un boîtier Mauser K98, malencontreusement décarburé par ses soins juste avant le passage au Banc national.

Lors de l'épreuve obligatoire, la carabine de calibre 8 x 68, qui revenait de gravure, explosa dans un nuage de fumée, telle une grenade. Pendant que les cris des techniciens stupéfaits montaient de toutes parts, les éclats métalliques finissaient de tinter contre les plaques de protection blindées.

Alors qu'il travaillait dans une maison armurière autrefois connue pour ses motos, une occupation, a priori sans problèmes, lui fut confiée. Sur un canon d'express, il fallait finir les drageoirs, c'est-à-dire l'emplacement où s'encastrait l'arrière des cartouches. Léon s'arma de la fraise adéquate sur un vilebrequin à main. Il commença à œuvrer. S'arrêtant de temps en temps pour souffler, il reprenait ensuite avec une patience tenace.

Ah, ce brave Léon ! Le voyant s'activer avec entrain depuis une bonne heure, un ouvrier s'inquiéta.

- Il coupe crapuleusement, ton outil ?

- Non, ça va.

- Alors, qu'est-ce que tu attends pour stopper ?

- Eh bien, qu'on me dise d'arrêter, pardi !

À ce moment, le fraisage atteignait plus d'un centimètre de profondeur, soit environ dix fois trop. Le chef d'atelier réalisa l'erreur d'appréciation qu'il venait de commettre. Il croyait son employé capable d'ajuster correctement, puisque celui-ci était diplômé. Erreur d'évaluation fatale.

La seule manière de résoudre le problème était, soit de perdre au moins dix jours en fabriquant une nouvelle canonnerie, soit d'effectuer une réparation de fortune en posant des bagues soudées. Par la suite, personne ne sut ce qu'il advint de cette carabine maudite. Peut-être fut-elle remontée malgré tout, dans l'attente de hanter les salles de vente aux enchères.

L'intrépide Liégeois émigra, par conséquent, dans un pays étranger à sa renommée. La France lui plaisait bien, car les lois sociales n'y interdisaient pas l'incompétence. Le grand sachem s'en rongeait les ongles avec effroi. Le matin, lorsque son boulet sauce lapin le saluait, le chef sentait son moral grimper au sommet des failles océaniques. C'était même peu dire.

Du coup, je me sentais de bonne humeur moi aussi...

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