Miscellanées, le site de Christian Féron
Le site de Christian Féron

Le temps des hommes de fer - V

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Comment disparaissent les Arquebusiers...

Vers la même période, d'autres clubs de tir vinrent grossir la clientèle de mon père. Professionnellement parlant, c'était très agréable de travailler sur des armes de précision. Destinées à des matchs jusqu'à l'international, elles ne feraient rien d'autre que des trous dans des cartons ou gagneraient des médailles.

Les petits stands étaient les plus sympathiques. Les habitués n'allaient pas ailleurs, certains pour le tir récréatif, d'autres pour le tir sportif. Le comportement y était toujours poli, l'attitude mesurée, et le respect des règles de sécurité scrupuleusement respecté.

Qui n'aurait pas respecté le « halte au feu », ou aurait chargé son arme le dos aux cibles, se serait fait exclure sur le champ. Une fois les armes sous clé, se rafraîchir à la buvette du club ou au café proche était changer d'univers.

Assez souvent, tout armurier effectuant le réglage d'armes tombait dans un traquenard. Tout d'abord, il se faisait immédiatement démasquer. Un petit groupe de tireurs l'encerclait, à discuter poudre vive, rechargement de munitions et calibres... Cela pouvait durer longtemps ! Certes, on se faisait vite des amis. Toutefois, effectuer son travail dans le temps imparti relevait alors de l'exploit.

L'un des problèmes appelant le plus de commentaires était l'ergonomie. Chaque matcheur voulait une poignée parfaitement ajustée à sa main. Mais personne ne semblait connaître les principes de base, à en juger par l'épaisseur de pâte à bois sur les plaquettes des révolvers.

C'est ainsi qu'arriva le temps de ma première crosse anatomique. C'était sur un Smith & Wesson 357 magnum. J'employais du noyer de dix ans de séchage. Je découpais la fabrication en trois temps : fabrication de l'ébauche, réalisation de l'empreinte initiale de la main, puis rectification finale en tir réel avec le client. Cette année-là, celui-ci trouva son arme plus confortable. Il obtint deux médailles de plus que d'habitude. Peut-être grâce à la chance, peut-être grâce à moi ?

Je n'étais pas satisfait. Rectifier supposait le respect de certains principes, mais aucun livre n'existait sur la question. Voilà qui ne se trouvait pas dans les bibliothèques ! En pareil cas, il ne restait plus qu'à inventer, comme me l'avait enseigné mon père.

Je lui demandais ce qu'il en pensait, mais il n'avait jamais fait de compétition. De longues discussions avec des matcheurs me permirent de mieux cerner leurs problèmes. Toutefois, c'était insuffisant. N'ayant jamais participé à des épreuves sportives, j'étais hors des conditions réelles. Dans le seul but de perfectionner mes techniques, je m'inscrivis à des concours de tir.

Après quelques mois, je disposais d'une quantité d'informations nouvelles. Notamment, un problème apparaissait après deux heures de match, lorsque l'organisme avait absorbé une certaine quantité de recul : la fatigue se faisait sentir. La victoire se jouait dans la dernière demi-heure. Pour moi, c'était une découverte...

Au cours des semaines suivantes, je fis l'acquisition d'une dizaine d'armes de poing, soit à air comprimé, soit à poudre noire. Je les revendais après avoir remplacé leurs crosses. Les premières furent plus ou moins satisfaisantes. Puis enfin, un jour, les problèmes furent totalement réglés.

À ce moment-là, je notais soigneusement les règles à suivre, les points d'appui et les volumes à respecter. Plus tard, je m'inscrivis dans un club d'archers, car leurs poignées avaient également des choses à m'apprendre. D'autre part, tirer en silence m'était inconnu jusque-là.

Puis, vers l'âge de 17 ans, Papa m'enseigna mon premier secret de métier : le bronzage des canons de fusils, en employant le procédé traditionnel du bronzage à la couche. Bien des armuriers se seraient damnés pour cela. Il s'agissait d'un procédé hautement traditionnel, une sorte de secret en forme de château fort, avec ses grandes marmites dans les cheminées et ses culs de basse-fosse. Quelques mauvaises manipulations pouvaient, en effet, creuser de profondes piqûres dans l'âme des canons, cela de manière irréversible.

Bien évidemment, pour m'apprendre à éviter ce genre de problème, il me donna des formules très anciennes, mais sans leur procédure spécifique. Je commençais par un grand classique : la Joliot aux trois liqueurs. Le sublimé corrosif et le nitre chloré rentraient à doses quasiment homéopathiques dans l'eau, et le temps de traitement s'en trouvait allongé d'autant. La première fois, quinze jours me furent nécessaires, Papa ayant négligé de m'instruire totalement sur l'alternance des temps secs et humides, ou encore sur les étuves.

De la même manière, il avait sa façon de décrire le procédé. Jamais un chimiste n'aurait dit : « Formons une couche d'oxyde ferreux, et laissons là croître comme une plante ». Lui, pour sa part, employait des mots simples : « Nourris d'abord la rouille, tu la convertiras en bronzage au moyen de la cuisson ».

En fait, il s'agissait d'un petit prodige aux airs d'agriculture. On faisait pousser une couche d'hématite que l'on transformait ensuite en magnétite, minéral noir que la Terre cache habituellement en son sein. Le revêtement obtenu possédait la même propriété que la pierre d'aimant, il attirait les particules de fer très fines. Ce n'était rien d'autre qu'un phénomène d'oxydoréduction. Toutefois, au Moyen-âge, on m'aurait probablement fait connaître les flammes de l'Inquisition, tel un sorcier ou un grand-maître, pour si peu...

Après avoir testé une bonne cinquantaine de lotions anglaises, françaises ou belges, et essayé toutes les procédures possibles, je dus me rendre à l'évidence. La durée du traitement, dans le meilleur des cas, ne tombait jamais sous trois jours. Si une urgence se présentait, la seule solution était d'employer une autre méthode à base de soude caustique, mais celle-ci détruisait la soudure à l'étain des canons après deux ans. Parfois même avant.

J'entrepris une série de mélanges dont le premier faillit m'exploser à la figure. Eh oui : je n'y connaissais rien en chimie !

Un ami d'enfance, ayant eu la chance de faire de meilleures études que moi, me prêta ses livres de physique, avec un superbe tableau périodique des corps simples, la liste des valences et les équations de base. Je me plongeais dans cette littérature nouvelle pour moi, et je complétais à mesure.

Quelques mois ensuite, je mettais au point ma formule de bronzage par oxydation, avec laquelle je pouvais traiter les canons en une heure et quatre couches. À cette époque-là, le plus grand fabricant de Liège, qui fabriquait des armes civiles et militaires, en mettait deux de plus que moi, et encore, avec des armoires hygrométriques. Cette usine ne comptait pas ses millions. Moi, je n'avais que mes dix-sept ans et demi.

Ma lotion se composait de deux parties, à savoir la charge métallique et l'activateur séparé, ce qui est encore, aujourd'hui, un concept totalement inconnu dans ce domaine. Enfin, plus depuis cette seconde, puisque je viens de vous le révéler...

L'endroit où j'effectuais ces opérations possédait sa propre magie. Une pergola s'élevait maintenant, juste devant la piscine. Le toit transparent laissait couler sur moi la merveilleuse lumière de l'été. Les reflets ondoyants sur l'eau se réverbéraient sur les fenêtres. Avec un tel éclairage, tout à fait comparable à celui d'un atelier d'artiste, aucun défaut dans la formation des oxydes ne pouvait m'échapper.

Les senteurs acidulées des liqueurs de bronzage s'exhalaient dans la tiédeur du mois de juillet. À cette période, mon odorat était assez fin. J'arrivais à identifier les principaux composants juste d'après un effluve, tel un fabricant de parfums. Près de moi, des nuages de vapeur montaient de la cuve à bouillir. Oui, cela avait tout d'un antre d'alchimiste, avec ses vitriols multicolores et ses fioles bizarres, ses fourneaux, mais il était loin d'être sombre.

Au même endroit, on effectuait aussi le bleu impérial, le jaune du réglementaire modèle 1873 de la fin du XIXe siècle, les bronzages-tabacs pour les canons damassés, le brunissage qui donnait de beaux noirs brillants, ainsi que le pliage à l'huile chaude des crosses de fusil.

J'avais une question en tête. D'où nous venaient toutes ces formules de liqueurs qui venaient d'un peu partout en Europe ?

- Une grande partie, mon fils, vient de ton grand-père Gaston. Voilà très longtemps, il travaillait chez les prédécesseurs d'une armurerie de Paris très réputée, avenue de la Grande Armée. Rends-toi compte : à cette époque, on polissait l'intérieur des canons avec des calibres de plombs tirés à la main, c'était un vrai travail de galérien !

- Oui, et bien ?

- À ce moment, les plus beaux bronzages venaient d'Angleterre, mais personne en France n'avait la formule. Aussi, une certaine année, cette maison parisienne offrit des vacances dans notre capitale aux meilleurs artisans anglais, travaillant pour les plus grands fabricants de Londres et de Birmingham.

- Ah oui, je vois...

- Moulin Rouge, Folies Bergère, mais tout ça, c'était le soir, parce que dans la journée, ils traitaient les canons et faisaient les trempes jaspées. Ça a duré ainsi une paire de mois.

- Et Gaston ?

- Eh bien, il se fit quelques nouveaux amis, comme d'habitude... Voilà, tu sais tout.

- Mais les autres formules ? Toutes celles de Liège et de Saint-Étienne ?

- Tout cela s'est complété avec le temps, tout simplement. Tu verras, tu allongeras toi-même notre formulaire d'ici quelques années.

Pour ce genre de choses, je pouvais lui faire confiance, il avait toujours raison.


Jusque-là, tout allait bien. Je faisais très attention, la sécurité étant l'une de mes préoccupations favorites. Avec le respect des règles, quel problème pourrait exister ? J'avais complètement oublié l'histoire de mon grand-père se tirant une balle dans le pouce.

Je réglais bien sagement une carabine de calibre 22. Une cartouche monta de travers et son culot, au lieu de se placer normalement dans la chambre, fut écrasé par la culasse. Dans un éclair fracassant, la munition éclata en faisant tinter les plaques de blindage. Complètement sonné, j'avais les oreilles qui bourdonnaient. L'explosion s'était produite à une vingtaine de centimètres de ma tête. J'aurais pu être blessé.

À partir de ce moment-là, je compris que la tranquillité et ce métier n'avaient pas grand-chose en commun. Finalement, on risquait toujours de s'en prendre une, soit aux essais, soit derrière son comptoir.

Quelques exemples ? Chez un importateur, un accident du travail avait eu lieu, deux établis se trouvant face à face, disposition qu'il ne faut jamais adopter. Lors d'une manipulation, un coup de feu était parti accidentellement dans le ventre du réparateur placé de l'autre côté. Résultat, un mort.

D'autre part, les agressions d'armuriers par des voyous n'avaient rien d'exceptionnel. L'un de nos confrères s'était tiré une balle dans le bras en voulant se défendre avec un 357 magnum. Un autre avait été assassiné dans son magasin de la rue Lafayette. Il laissait derrière lui une veuve et des orphelins.

Maintenant, toute activité quelle qu'elle soit présente des dangers. Le risque zéro n'existe pas. En fauteuil roulant, est-on plus en sécurité ? Cela, pour le savoir, il aurait fallu le vivre. J'ignorais que cela allait m'arriver.

Un soir, rentrant d'une balade en moto, j'eus un accident. Je me retrouvais rapidement dans un grand service spécialisé à Paris. On me fit un pontage artériel. Quatre heures d'opération... Lorsque ce fut terminé, j'avais une cicatrice d'une vingtaine de centimètres de longueur, ornée d'un joli drain évacuant des caillots rougeâtres dans un filet de sang.

J'eus droit à un cadeau d'entrée : on m'offrit un nouveau deux-roues, mais il ne possédait ni guidon ni moteur. La propulsion se faisait exclusivement à la main, d'où une économie certaine. Comme je ne pouvais plus marcher, un jardin s'étendait sous mon lit. Il s'y trouvait même un bassin, mais barboter y était impossible. Pour me distraire, les infirmières m'avaient même donné un pistolet, probablement pour que je puisse faire du tir avec ?

Le chirurgien passait tous les matins dans ma chambre avec toute sa cour. Sa manière impersonnelle de parler de ses patients n'était pas faite pour rassurer, ni la vitesse à laquelle il les visitait. Malgré tout, j'osais poser une question avant qu'il ne disparaisse.

- Je pourrais me lever quand ?

- Hier, me répondit-il froidement sans se retourner.

Juste après, car je n'en avais pas encore terminé, je reçus le même traitement que Pompidou, consécutivement à d'autres problèmes. Pour moi, c'était secondaire. Je voulais avant tout conserver l'usage de mes jambes et courir comme avant.

Faire un pas et s'allonger immédiatement, à cause des étincelles devant les yeux ; attendre que le rythme cardiaque retombe ; recommencer, et ainsi de suite... Essayer de ne pas penser à la douleur, même si l'on tient sur des jambes de plomb avec des cordes de violon tendues à l'intérieur. Ne jamais désespérer, ne pas hurler, même si... Et les semaines passent.

Une infirmière me laissa entendre que j'étais bon pour les bandes de contention et les anticoagulants à vie, dans le meilleur des cas.

Étant donné que j'étais déjà au régime sans sel à cause des corticoïdes à haute dose, au régime sans résidu à cause d'une pathologie de type maladie de Crohn, et au régime sans sucre parce que je tenais à conserver ma ligne - au cas où j'aurais voulu faire le beau après - ce n'était qu'une goutte d'eau de plus dans l'océan.

Je ne parlerais pas des ampoules de quatre à cinq centimètres de long qui se développaient un peu partout sur mon corps. Une infirmière venait les crever toutes les trois heures. Est-ce que, par hasard, je n'étais pas devenu un cobaye ? Et les prises de sang dans des pièces chauffées très précisément à 37 degrés ?

À cette occasion, je découvris les joies de la phlébographie, technique consistant à radiographier les vaisseaux sanguins en utilisant un produit opaque aux rayons X. Seule contrariété, la longueur des aiguilles est à peu près celle des couteaux à gigot allemands. Elles doivent traverser une grande épaisseur de muscles, aussi leur taille est-elle réellement impressionnante, genre péridurale à girafe.

- Vous allez réellement me planter ça ?

- Oui, ça vous pose un problème ? Personne ne vous a dit de vous retourner pour voir l'aiguille, après tout.

À cette période, ce genre d'examen se faisait sans anesthésie. Quand les raccords des pompes ne lâchaient pas, et qu'on ne prenait pas du produit plein la figure, il était mal vu de hurler. Même mon boucher avait plus d'égard pour son faux-filet.

Parfois, on pouvait tomber sur un pathologiste vous expliquant l'art et la manière.

- Oui, vous savez, il y a pire que ce que je vous fais, là.

- Ah bon...?

- Oui, la radio des coronaires. On place deux aiguilles au pli iliaque, et deux cathéters jusqu'à la veine cave supérieure. Vous devenez un vrai petit hérisson. On balance les quatre flux en même temps. Ils se tamponnent au milieu, et passent alors dans les coronaires, sous une pression de sept kilos, car à six seulement, ça ne marche pas.

- Non...

- Si, si ! C'est moi qui ai mis au point cette technique dans les années 1960. Atroce. Au fait, votre une intraveineuse de valium, sec ou avec des glaçons ? Je n'ai plus de morphine ici.

- Comme vous voudrez, homme de l'art...

- Ah, j'oubliais : après une phlébo, demandez toujours qu'on vous rince les veines au sérum physiologique. Sinon, ils oublient toujours de le faire, et c'est mauvais pour votre tuyauterie ! Cette saloperie colle même les lunettes ! Oh, ça va...? Eh, réveillez-vous !

Je venais de m'évanouir.

Mon compagnon de chambre, comme moi, revenait des sous-sols maudits. Au moment de l'injection, une de ses veines avait éclaté. Le volume de son pied droit équivalait maintenant à celui d'un gros potiron, car le produit opaque aux rayons X s'y était diffusé.

Plus tard, on me mit à côté d'un vieillard qui tenta de se suicider, au cours de la nuit, en arrachant ses perfusions. Son sang giclait le long de ses bras, formant deux fleuves qui se terminaient en flaques écarlates sur le lit. Je me réveillais par miracle et sonnais après l'infirmière de garde. Il fut sauvé pour cette fois-ci.

Quelques semaines plus tard, je devais m'interroger sur le bien-fondé de mon geste, en entendant d'autres personnes implorer qu'on les débranche parce qu'elles souffraient trop.

L'été arrivait, je le voyais par la fenêtre. De l'autre côté de la rue, une jeune femme à son balcon peignait ses longs cheveux blonds. Ils resplendissaient dans un éclat de soleil, elle était belle comme dans un rêve. Comme j'aurais voulu pouvoir m'envoler vers elle...

Un week-end, je sortis de l'hôpital, mon médecin traitant m'ayant accordé une permission de sortie. Seule condition, faire mes injections d'anticoagulants moi-même. J'appris donc à faire des piqûres. Pour la calciparine, c'était toutes les 4 heures, y compris en pleine nuit. Cela ne me posait aucun problème, étant donné tout ce que j'avais déjà subi.

Mes parents me tirèrent d'un univers monochrome. Je venais de passer plusieurs mois avec des murs blancs, des draps blancs, un régime blanc, des docteurs blancs et des malades blancs, tellement blancs... Même le chocolat paraissait bizarre.

Lorsque je passais la porte du jardin, ce fut un choc. Un bouquet de couleurs resplendissait à mes yeux. Je vis des teintes dont j'ignorais l'existence, à croire qu'un magicien avait tout repeint pendant mon absence, y compris les petits oiseaux qui voletaient. Et la brise tiède du mois de juillet, avec les senteurs suaves du jardin... D'un seul coup, deux choses venaient de m'être rendues : la vue et la vie !

Pendant les mois qui suivirent, je faisais marcher mes jambes régulièrement, afin de rétablir une vascularisation suffisante. Ne plus travailler sur les armes me manquait. Je montais à l'atelier de temps en temps afin de toucher mes outils d'artisan, respirer le parfum des vernis qui flottait près des étaux. Mais gravir l'escalier me faisait hurler de douleur.

Continuer ou pas ? Ce n'était pas une arme qui m'avait démoli. Alors, les risques du métier ? Oui, d'accord... D'ailleurs, ils ne tardèrent pas.

Un matin, cinq hommes sonnèrent à la porte de la maison. Il s'agissait de fonctionnaires de terrain. Détaché d'un ministère, un officier en civil, portant costume, les accompagnait. Ils venaient perquisitionner sans commission rogatoire. Ceux-là possédaient ce droit. Ils le faisaient comprendre à leur attitude. À cause de l'enquête sur l'assassinat d'un prince de la République, Jean de Broglie, c'était le grand contrôle des armuriers.

La semaine précédente, mon grand-père avait reçu la visite de cette équipe. Tant bien que mal, il se remettait encore de son hémiplégie. Son âge et son état de santé ? Ils en avaient vu d'autres... Le questionnant toute la matinée durant, utilisant les ficelles de leur métier, ils le firent parler. Lui, se sentant harcelé, n'était guère en état de se défendre. De cette manière, après quelques heures, ils avaient trouvé le prétexte pour venir jusqu'ici.

Le mot censure est, lui-même, censuré. Quand on censure quelque chose, il ne faut pas le dire, ou bien d'une certaine manière. Jusque-là, je pensais que nous vivions dans une société démocratique, et que la justice n'avait pas besoin du bandeau qu'elle portait. Voilà ce que mes professeurs m'avaient enseigné pendant les cours d'éducation civique. D'un seul coup, je basculais dans une autre réalité.

Ils nous parquèrent, mon père, ma mère et moi, dans la même pièce. À chaque pas, je me mordais les lèvres pour ne pas montrer ma souffrance, car marcher n'était pas redevenu un acte indolore pour moi.

Pas question de téléphoner, d'appeler un avocat, ni même de brancher un magnétophone. Pas de témoins. Il fallait demander la permission pour boire un verre d'eau ou aller aux toilettes, puis supporter la pression pendant une demi-journée. Et quelle pression ! Ceux-là n'étaient pas des envoyés du père Noël.

Chaque arme posée au râtelier semblait poser un problème. À les entendre, on aurait pu croire que mon père était un trafiquant international. Comme il était étranger à l'affaire du prince, autant faire un contrôle, histoire de ne pas s'être déplacé pour rien.

- Et ça, monsieur, c'est quoi ?

- Vous voyez bien, un fusil de chasse à réparer.

- Oui, mais il appartient à qui ?

- C'est marqué sur la fiche, là, regardez...

- Et la fiche, si vous la perdez ? Où est votre registre ?

- Le registre est obligatoire pour les ventes, mais pas pour les réparations, vous le savez bien.

Papa appliquait scrupuleusement toutes les lois qui paraissaient au Journal officiel, même si cela changeait tout le temps. En effet, le syndicat des armuriers, auquel il était affilié, informait régulièrement tous ses adhérents.

- Pas obligatoire, un registre de réparations ? Absolument faux, monsieur.

Le piège était là. Sans cela, ils seraient rentrés bredouilles. Quelques lignes dans un Code peu pratiqué par les juristes, mais ayant force de loi quand même, stipulaient qu'une trace régulière devait justifier la provenance d'une marchandise, même si la facture existait. En d'autres termes, un registre...

- Eh bien, j'ai un cahier où tout est noté. Tenez, le voilà.

Ils jetèrent un rapide coup d'œil dessus.

- Votre registre des réparations n'est pas valable.

- Comment ça ?

- Le foliotage est obligatoire...

- Mais tout est noté : nom et adresse des clients, marques et numéros des armes. C'est suffisant pour connaître la provenance, non ?

- C'est vrai, mais rien ne vous empêche d'arracher une page, puisqu'elles ne sont pas numérotées.

- Pourquoi ôterais-je des pages à mon registre ? Je suis un homme honnête !

- Désolé, monsieur... On verbalise et on ramasse tout. Quant à l'amende, elle pourra atteindre jusqu'à trois fois le montant des armes en question.

- Mais comment je pouvais savoir, moi, pour cette histoire de registre ? Ce n'est même pas marqué dans les textes de loi !

- Ce n'est pas marqué dans le Code civil, mais c'est dans le Code des douanes. La loi, nul n'est censé l'ignorer, monsieur.

Apparemment contents de leur visite, ils saisirent plus d'une trentaine de fusils. Personne ne savait, à cette époque, s'il existait des formulaires de restitution. Presque toutes les armes saisies appartenaient à des clients. Bien qu'il eût une famille à nourrir, cela empêchait mon père de travailler temporairement.

Il lui fallut plusieurs mois pour récupérer la totalité des fusils. Cela exigeait de produire soit les factures initiales, soit les déclarations de possession, faites sur l'honneur et signées par les propriétaires. Encore fallait-il que tous l'acceptent, mais il y parvint.

Sur tout le territoire, beaucoup de confrères trébuchèrent sur le même caillou que lui. Ils connurent un traitement identique. La France fut quadrillée de long en large pour les besoins de cette enquête. À ma connaissance, personne ne fut oublié.

En de pareilles circonstances, monsieur de La Fontaine n'eût point manqué de dire : « Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute... Cette leçon vaut bien quelques lignes, sans doute ». Les armuriers, honteux et confus, jurèrent, mais un peu tard, qu'on ne les y reprendrait plus.

À cette époque-là, j'ignorais qu'un jour, ce serait à mon tour d'en tenir, des registres... Quelle que fût la dépense, les miens furent toujours dûment foliotés.


Vers cette période, mon grand-père décéda. La dernière fois que je l'avais vu vivant, il était à l'hôpital, sous perfusion et sondes. Ses jambes étaient à peu près du même diamètre que mes poignets. Pourtant, ses cheveux étaient encore noirs bien qu'il fut âgé de plus de soixante-dix ans. Il n'avait pas dit grand-chose ce jour-là, sinon quelque chose du genre :

- Coupez les machines... Je souffre trop, tout ça est inutile... Mais merde, débranchez-moi...! Laissez-moi crever...

Les vacances, il ne connaissait pas. Seule une chose sur cette planète pouvait arrêter ce genre d'homme : la mort. Après quelques jours, sa pénitence s'acheva. La grande faucheuse, qu'il appelait de ses vœux, l'exauça enfin en le délivrant de ses souffrances. Je ne me souviens pas d'avoir pleuré à son enterrement, car, dans mon esprit, il était encore vivant à cet instant-là.

La semaine suivante, Papa et moi allions dans l'atelier parisien. Je n'avais plus visité celui-ci depuis l'enfance. La même odeur y flottait toujours, comme si toutes les armes venues ici n'avaient jamais tout à fait quitté l'endroit.

Tout paraissait rétréci, l'arche de Noé se réduisait maintenant à une coquille de noix. Adieu continents, mers, forêts et landes ; adieu, pays du bois et fontaines de fer... Les places de travail n'étaient plus que des cités fantômes, car les mines s'étaient effondrées. Dans la forge près de la vigne, plus personne n'était là pour donner le baptême aux métaux. Au loin, les portes de la chapelle battaient au vent : envolée aussi l'âme, vers des cieux où la douleur n'existait plus.

Les belles élégantes dansaient sur un air de charleston, et les messieurs gominés ajustaient leur redingote. Emportant avec lui le souvenir d'une époque disparue, mon aïeul partait faire un tour de piste là-haut. Peut-être montait-il avec quelques ultimes secrets de magie armurière, pour en saupoudrer plus tard la terre au hasard des lunes, entre deux nuées de vitriol bleu et trois ondées d'eau de trempe.

On vida toutes les pièces, en retardant inconsciemment le moment de démonter son établi. Finalement, on dévissa quelques tire-fonds. L'étau à pied s'affala bruyamment en soulevant un nuage de poussière. À cette seconde, les aiguilles de l'horloge s'arrêtèrent. Un grand livre se ferma en tombant, exhalant un souffle sépulcral.

Dans un silence intemporel, un homme de fer venait de mourir pour la seconde fois. Adieu, grand-père...

- Voir la suite -

 

Utilisation de ce document
J'ai décidé de placer ce document dans le domaine public. Vous pouvez le reproduire, soit partiellement, soit en totalité, sans que des droits d'auteur vous soient réclamés, aux conditions suivantes :
  • paternité : vous devez indiquer le nom de l'auteur (moi-même, Christian Féron)
  • Pas de modifications, sauf fautes d'orthographe éventuelles.
  • Pas de censure.
  • Concernant les images qui pourraient accompagner ce document, vous pouvez les utiliser si vous le souhaitez.