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Le temps des hommes de fer - IV

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Comment suis-je devenu Arquebusier...

- Dis Papa, d'où vient notre métier ?

- Tiens, depuis quand t'intéresses-tu aux origines, toi ?

- Oh, c'est juste comme ça.

- Eh bien, c'est une longue histoire, et personne n'a jamais été totalement d'accord...

Il m'expliqua que les armuriers n'avaient pas toujours fabriqué des armes. Au début, ils s'occupaient uniquement d'armures. Pendant ce temps, les fourbisseurs faisaient les épées, puis les arquebusiers sont arrivés après.

- Arquebuse, c'était le premier nom des armes à feu ?

- Oui, et elles fonctionnaient à poudre noire. L'un des premiers systèmes de mise à feu était la platine à rouet. Léonard de Vinci en a dessiné une, dans l'un de ses Codex. Elle comportait un ressort à boudin, au lieu des habituels ressorts à lames, ce qui était une innovation pour l'époque.

- Et le nom d'armurier, alors ?

- Progressivement, ce terme a englobé l'ensemble des trois activités. Toutefois, bien qu'on nous appelle ainsi aujourd'hui, nous sommes, historiquement parlant, des arquebusiers.

- Et ceux qui ont une boutique ?

- Ce sont des détaillants, ou plutôt des commerçants, si tu préfères. Ils achètent des fusils chez les grossistes et les importateurs, pour les revendre plus cher qu'ils ne les ont payés.

Je pensais alors que la revente, quel que soit le genre d'articles, n'a rien d'honnête, puisque les clients achètent un objet à un prix plus élevé que la valeur réelle. Sans parler des taxes imposées par l'État... Je découvrais ainsi quels procédés utiliser pour vivre sur le dos des autres, avec une position sociale reconnue.

- Et comment font-ils pour les réparations, puisqu'ils ne sont que vendeurs ?

- Rares sont ceux qui ont suffisamment de connaissances ou d'équipement. Alors, soit ils ont un employé, soit ils viennent voir des techniciens comme nous, qui savons tout faire.

- Donc, on doit gagner plus d'argent qu'eux !

- Pas du tout. Imagine un peu : quand on leur prend mille francs pour un travail, certains facturent jusqu'au double à leur client. Alors, s'ils vendent cinq ou six réparations dans la journée, fais le compte... Il faut bien qu'ils payent leurs impôts, comme tout le monde. En plus, comme ce n'est pas obligatoire dans notre métier, ils ont le droit de faire ça sans études ni diplômes.

Voilà qui était surprenant. Par exemple, pour donner les premiers secours, un brevet était obligatoire, soit à la Croix rouge, soit à la Protection civile. Mais ici, rien, absolument rien ! Même pas un stage de quarante-huit heures sur les règles de sécurité. N'importe qui pouvait exercer dans les armes à cette époque.

- Et toi, tu en as un, de titre ?

- Oui, et c'est ton grand-père qui me l'a transmis : Maître-Armurier. Le titre exact est : « Maître d'Œuvre d'Arquebuserie ». Il le tenait lui-même d'autres maîtres, dans les années 1930. Les premiers secrets de métier que nous nous sommes transmis viennent de là. Une partie nous est arrivée d'Angleterre.

- C'est tout ce qu'il faut ?

- Non, un des devoirs est de transmettre son savoir. J'ai formé des jeunes à plusieurs reprises. Ton grand-père, Gaston, l'a fait aussi. Tu le feras également lorsque l'heure sera venue.

- Il faut faire un chef-d'œuvre ?

- Avant, tu auras d'autres morceaux à faire. À chaque fois que nous livrons un travail, c'est selon les règles de l'art qu'il doit être réalisé.

- Et les écoles d'armurerie ? Saint-Étienne, Liège, Ferlach ?

- Ceux qui en sortent deviennent le plus souvent employés. Les professeurs n'ayant qu'une partie des secrets de métier, ils ne peuvent pas tout enseigner.

Donc, on ne pouvait pas apprendre tout ce qu'il fallait à l'école.

- Et le diplôme ?

- C'est un certificat d'esclavage...

- Pourquoi ?

- Parce qu'il permet à un patron de t'exploiter, alors que tu pourrais gagner ta vie sans lui. Sois d'abord un homme libre...

- Mais par où commencer ?

- Trois choses, la première est de te taire : la nature est belle, mais ne parle pas, et pourtant elle sait tout de la vie. La deuxième est le travail qui édifie : c'est la force. La troisième, c'est d'apprendre à apprendre, seul quand il le faut. Si quelque chose te manque, invente-le. Si tu n'y parviens pas, détends-toi et recommence.

- Et si c'est impossible ?

- Lorsque tu auras la sagesse, alors, le jour venu, tu sauras comment faire.

Il n'y avait qu'une seule école en France, à Saint-Étienne, qui formait les jeunes au CAP d'armurerie. La formation durait deux ans. En Belgique à Liège, c'était trois ans pour le premier diplôme : marcheur-basculeur. Là-bas, on pouvait aussi devenir monteur à bois, c'est à dire crossier, si l'on suivait les cours du soir. Autrement, il fallait aller à Ferlach en Autriche, mais c'était pour sept ans. D'autre part, la France ne reconnaissait pas encore les qualifications européennes.

- Le problème du titre, c'est sa légitimité. Or, sans transmission du titre, et également des secrets qui l'ont fait, point de légitimité. Un titre ne vaut rien si tu n'as pas les secrets qui doivent, logiquement, l'accompagner.

- Et toi, Papa, tu en sais, des secrets ?

- Oh oui, tout plein... Les miens et ceux de ton grand-père...

- Mais, à notre époque, tout le monde les connaît !

- Ah ça, je te garantis que non... Va dans les musées voir certaines armes restaurées, et nous en discuterons après... Nous avons aussi les formules des liqueurs pour l'acier et le bois. Non seulement celles des plus grands fabricants, mais aussi les nôtres, perfectionnées durant de longues années. Mais je sais me taire...

Comme je l'appris plus tard, rien ne se transmettait entre maîtres-armuriers, car ils étaient très souvent concurrents. Il n'était pas rare, dans l'ancien temps, qu'un artisan se cache pour accomplir un geste connu de lui seul.

Afin que personne ne le voie, un grand livre déployé faisait alors l'affaire ; par exemple, afin de remonter une bascule d'hammerless en mettant le chien en premier et son ressort en V après, évitant ainsi d'endommager l'axe à cause de la pression (astuce que beaucoup d'étudiants de Liège ignoraient). S'il n'avait pas de descendance, il emportait son secret dans la tombe.

S'il n'y avait eu que cela ! Stradivarius avait son vernis, d'une inestimable valeur. Certains croyaient même qu'en connaître la composition suffisait. Quelle erreur... Mon père aussi possédait ses potions magiques, mais le plus important était dans la manière et la façon. Cela, il ne l'écrivait jamais nulle part. Il n'était pas le seul à faire ainsi.

Ce savoir supplémentaire ne se trouvait pas dans les livres, et, en tous cas, ne venait pas d'un quelconque diplôme.

Ici, on se taisait sous peine d'excommunication, car les métiers que l'on fait par passion sont comme une religion.

Qu'on en juge plutôt : les marchands du temple, c'est-à-dire les commerçants, arpentaient le parvis. Pour passer le seuil, obligation était faite de porter les outils consacrés. Près du bénitier, les armuriers fraîchement baptisés portaient le petit bourdon, indispensable pour les premiers travaux. Pour franchir le transept, porter la bure bleue ou le tablier était exigé, avec le sautoir complet d'outils.

Les graveurs et les sculpteurs se tenaient près de la statue de Saint-Paul, apôtre de la charité, car ils venaient donner là un peu de leur art. Près de l'autel, les pénitents repentis communiaient. Parmi eux, les réparateurs confirmés, les équipeurs, les canonniers, les crossiers, les trempeurs et les bronzeurs. Ils prenaient place selon la couleur de leurs marteaux. Ceux d'acier allaient à droite, et ceux de cuivre, qui travaillaient donc le bois, à gauche.

D'autres encore possédaient les deux maillets. Ils allaient sur le balcon, car ils étaient capables de fabriquer totalement une arme. C'étaient les maîtres-armuriers. De l'autre côté, vers l'Orient, on rencontrait les maîtres-arquebusiers, car ceux-ci connaissaient, de surcroît, les armes anciennes et donc, les mystères des origines.

Pour des raisons honorifiques, les présidents de corporation étaient placés dans le beffroi, avec les carillons, les grelots et les timbres. De cette manière, la cloche adjacente leur permettait, s'il le fallait, de sonner le tocsin. Mais chacun craignait qu'ils ne fussent devenus sourds.

Ah, quelle belle cathédrale...

Puis j'ouvris les yeux et je revins à la réalité.

- Papa, cette église, elle n'a pas de curé ?

- Pas plus de diacres que de diable ! Pourtant, elle a un dieu unique, des chants et des prières que chacun partage.

- Et aussi un livre sacré ?

- Oui, bien sûr, mais il y a un autre ouvrage important : c'est ce que tu feras de ta vie, sans rendre malheureux les autres.


Le lycée où j'allais, proche des cités, ressemblait plus à un ring de boxe qu'à un gymnase. Il fallait se battre tout le temps, cogner, comme cela avait déjà été le cas en classe de quatrième et de troisième. Cela ne ressemblait guère au lieu où Aristote enseignait la philosophie.

Bref, j'étais entré dans une filière idéale pour mon BEP commerce, car dans cet endroit, je m'aperçus qu'on pouvait vendre à peu près de tout.

Après quelques semaines, une paix relative s'installa. Un seul remplacement survint parmi les professeurs, pour cause de dépression nerveuse, et on changea les vitres cassées par des panneaux en contreplaqué.

Moi, j'aurais voulu m'orienter vers un bac philo, mais mes enseignants trouvaient mon niveau moyen en français, malgré d'excellentes notes de rédaction. Mes parents suivirent l'avis de mes professeurs et finirent par me convaincre. J'entrais donc le rang des petits monstres, ceux qu'on allait formater pour en faire des employés souriants et muets.

Deux mois après mon entrée, la majorité d'entre nous arrivait plus ou moins à suivre. L'heure des cours passée, nous étions quelques-uns à partager des instruments de musique. Nos rythmes barbares résonnaient dans les caves du voisinage, à tenter de rivaliser avec les Stones, Led Zeppelin, Deep Purple, les Doors ou encore Iron Butterfly.

À cette période, j'appris à jouer de la batterie grâce à un ami qui possédait une superbe Ludwig à fûts bois. Ainsi, je m'initiais aux mesures à quatre temps tout en approfondissant celles, plus rapides, des moteurs qui n'en possédaient que deux.

Puis, les samedis après-midi, j'allais en stage dans une grande surface. L'absence d'encadrement ne m'y gênait pas. Je commettais mes premiers méfaits de vendeur au rayon jouet, vers Noël, parmi une multitude de circuits électriques et de parents bousculés.

Point de mystère : une seule obligation, écouler la marchandise. À cette époque-là, les routes comptaient moins de morts qu'aujourd'hui, et peu importait de donner aux enfants des envies de voitures rapides.

Moi, je préférais vendre les poupées et les peluches. Pendant un instant, j'apercevais un éclat merveilleux dans l'œil des bambins. Cela me rappelait à quel point le monde aurait pu être différent...

Publicité, promotions et, bien évidemment, crédit total : sur place, tout était calibré pour faire le plus grand nombre de victimes possible. Tant pis si les clients ne mangeaient un sandwich qu'une fois tous les deux jours, aucune loi n'aurait mis un commercial en prison pour délit de manipulation mentale. Cela, nos professeurs négligeaient de nous le dire.

Une seule lueur d'âme dans mon lycée, notre professeur de français. Son parcours du combattant avait déjà eu lieu en mai 1968, lorsqu'il enseignait à l'intérieur des facultés embrasées. Dans notre école qui portait le nom d'un grand tireur de langue, donner un cours était, pour lui, tout au plus de l'échauffement.

Son humanité et son anticonformisme ressortaient dans sa question favorite : « En te disant une chose, qu'a-t-on voulu te faire croire ? » En matière de politique, de religion ou de liberté, c'était son premier commandement.

Vint ensuite le temps de l'examen final. La moyenne des classes était comprise entre un et deux ans de retard. Les examinateurs, surpris en me voyant, regardèrent mon âge sur une fiche. Pendant l'oral, ils additionnèrent mes notes précédentes à l'écrit, puis ajustèrent la leur. « Comme ça, elle te servira, ton année d'avance » me fit l'un d'eux avec un sourire ironique. Je fus donc recalé. Ce fut grâce à lui que je devins un jeune homme dangereux. J'en avais les moyens.

J'avais eu seize ans au mois de mars. Par conséquent, rien ne m'obligeait à faire une année de plus. Je décidais alors de quitter le grand chapiteau, ses clowns injustes et ses acrobates en captivité. Cette fois-ci, personne n'aurait pu me convaincre du contraire. Ailleurs, il existait peut-être des gens honnêtes ?

Il n'y avait pas à chercher loin. Papa vivait du travail de ses mains, il n'avait jamais mis personne en position financière difficile. Oui, cela paraissait une bonne solution. D'autre part, il n'avait qu'un désir, je le sentais bien : transmettre son métier - pardon, son art ! mais il n'insistait pas, à cause de ma mère.

Progressivement, je passais à l'étude des mécanismes d'armes à feu. Avantage immense, les cas pratiques excédaient la théorie. En période de chasse, une vingtaine de fusils entraient dans ses râteliers de réparation. Le vendredi, encore autant. On pouvait appeler ça de l'abattage... D'autre part, une partie étant assez usagée, c'était l'idéal pour apprendre.

Au début, Papa m'expliquait et je ne faisais pas grand-chose d'autre que les nettoyages, parfois aussi les fabrications des pièces simples. Assez rapidement, les principaux systèmes me devinrent familiers : juxtaposés et superposés basculants avec ou sans éjecteurs, semi-automatiques et incontournables carabines type K98 Mauser, sans oublier les inévitables 22 Long Rifle ou encore la pose des plaques-amortisseur sur les crosses.

Un jour, il me confia une vénérable antiquité. Il fallait mettre des gants avant d'oser la toucher : des araignées séchées dans les tubes, un canon mangé par la rouille, un bois blanchi par la moisissure... D'un œil morose, j'examinais l'objet, un fusil à chiens.

Issu d'un autre siècle, ce vénérable vieillard venait de trépasser. Levant mon tournevis, je lui administrais les derniers sacrements. Agitant mon marteau, je donnais la bénédiction aux reliques, puis, non sans cérémonie, je séparais les ossements. Une seule chose restait à faire, le mettre en terre et prier Dieu. Je retroussais mes manches, car il fallait bien ressusciter l'ancêtre. Au troisième jour, il revint d'entre les morts.

Vers l'Ascension, lorsque le client arriva, on retira le suaire. Il nous avait confié une immonde dépouille, on lui rendait un jeune homme transfiguré qu'il ne reconnût d'abord pas :

- C'est réellement mon vieux fusil ? Je peux vraiment le prendre ? Quel miracle... Oh, qu'il est beau !

Le sourire aux lèvres, il paya mon travail la somme convenue. Pour me remercier, il ajouta même un gros billet. Je lui fis remarquer que ce n'était pas la peine, puisque le prix fixé était payé, mais il insista.

La lueur dans ses yeux me ramena quelques mois en arrière, lorsque j'étais en stage dans un grand magasin près de la RN 20. Il avait le même regard émerveillé qu'un enfant devant le rayon jouets. Mes inquiétudes s'envolèrent alors, je n'avais pas quitté l'école pour rien.

Non seulement je faisais un heureux, mais c'était honnête. Il ne s'agissait pas de prendre mille francs sur un objet n'en valant que la moitié, ni d'endetter les gens par le crédit, mais de partager des compétences et un savoir-faire. Rien de comparable avec la violence de mon ancien lycée.

- Un seul problème, mon fils : personne n'a jamais été d'accord sur le prix des miracles. Alors, réserve-les pour ceux qui le méritent.

Conseil essentiel s'il y en avait ! Le vrai danger, c'était l'homme. Il suffisait de voir ce qu'il pouvait faire avec une bouteille d'essence et du chiffon, des automobiles ou des usines chimiques, pour être fixé. Inutile de supprimer les armes, on les avait déjà remplacées par des choses bien plus meurtrières. Le spectacle de la pollution ou des marées noires le montrait, l'argent était en train de détruire notre planète. Ce n'était, à cette époque, qu'un début.

Durant cette période, combien de travaux difficiles passèrent entre mes mains ? Aucune idée. Lutter contre l'impossible devenait une habitude, car j'ignorais beaucoup de choses. Comme mon père me l'avait enseigné, tout n'était pas dans les livres et donc, inventer s'imposait.

Aucune difficulté à cela puisqu'en matière d'invention, trouver n'était pas le privilège exclusif des ancêtres, pour cause d'oubli. Tout en écoutant « Born to be alive », je passais une grande partie de mon temps à réinventer la roue.

Avec les semaines, le métier rentrait et les résultats se voyaient. Le travail ne manquait pas, apporté par les grossistes, les détaillants ou les clients particuliers. L'hiver, Papa allumait le feu dans la cheminée de l'atelier. Rien n'était plus agréable alors que de s'asseoir sur le canapé, à côté de la bibliothèque, avec les flammes jetant leurs reflets sur les râteliers pleins du labeur de la journée.

Tout allait bien...


Lorsque les armes de petit calibre étaient réparées, les essais se déroulaient dans une partie sécurisée de la sous-pente. Le réglage des lunettes de visée se faisait également là. Pour m'amuser, avec une seule cartouche, je coupais un carton de tir dans l'épaisseur ou j'éteignais une bougie. Quand j'y arrivais, je ne touchais plus à aucune vis.

Je ne possédais aucune arme, mais le tir me plaisait. Pourquoi ne pas dépenser un peu ? D'une part, les meilleures mécaniques du moment m'étaient connues, et d'autre part tout était livré chez mon père au prix de gros.

Un jour de novembre, ma première carabine arriva. Elle venait des établissements Unique à Hendaye, par l'intermédiaire d'un demi-grossiste dont nous étions les sous-traitants. Réceptionniste et livreur, Claude travaillait depuis la Révolution française chez ce confrère.

Il amenait une énorme caisse de réparations à effectuer. Comme d'habitude, elles étaient toutes plus urgentes les unes que les autres. Son éternelle cigarette brune au coin du bec, il posa mon colis sur le canapé. De sa voix cassée par le tabac, il annonça :

- Tiens, Jacquot, j'ai amené l'obusier pour ton gamin.

Jacquot, c'était ainsi qu'il appelait mon père. Ils se connaissaient depuis l'atelier parisien. Cela faisait une bonne vingtaine d'années déjà. On mit les fusils au râtelier tout en inventoriant, au cas par cas, chacun des travaux à réaliser.

- Sur cette escopette, Jacquot, ce sont des ratés de percussion au premier coup. Cette espagnolade-là, c'est un client délicat, il faudrait faire disparaître la petite rayure sur la crosse, juste ici... Tu vois ? Et sur ce vieux rossignol, il faudrait remplacer un chien. Là, sur ce Saint-Étienne, du classique : le ressort de clé. Il y en a cinq autres dans le même cas...

À chaque fois, en période de chasse, c'était une vingtaine d'armes qui faisait irruption dans l'atelier familial. Une bonne demi-heure s'écoulait ainsi avant que tout ne soit, comme il s'imposait, dûment rangé. Laissant flotter derrière lui une odeur de tabac brun, Claude nous saluait de sa voix rauque, et reprenait sa camionnette après un petit café. Il revenait trois jours ensuite et l'on recommençait.

Dans l'immédiat, je déballais ma nouvelle acquisition. C'était une carabine à répétition manuelle de calibre 22 Long Rifle. La fabrication en était très convenable : un bois de crosse dans les tons noyer pastel, un bronzage d'un joli noir brillant, un boîtier de culasse d'une épaisseur plus que respectable. Très bien, il ne restait plus qu'à voir ce que donnait le canon !

Ce que je fis l'instant d'après dans la travée de tir, au moyen d'un groupement de cinq cartouches quasiment parfait. Je remerciais l'air des Pyrénées et du Pays basque, où ce fabricant était installé depuis les années 1930.

Toutefois, pour le jeune homme exigeant que j'étais devenu, des modifications s'imposaient. Je commençais par le remplacement de la détente, celle-ci n'étant pas réglable. En effet, pour des raisons cruellement budgétaires, j'avais acheté le modèle d'entrée de gamme. Je continuais par une lunette à grossissement variable de six fois munie d'un compensateur de flèche, tout en adoptant un montage pivotant réputé.

J'essayais ensuite une série de modérateurs de son, que l'on appelait de manière impropre des silencieux, car ils ne faisaient que réduire la déflagration. Ceux du commerce ne me donnèrent pas satisfaction, étant donné qu'ils diminuaient très légèrement la précision de l'arme.

J'essayais alors la vieille astuce consistant à ajouter des rondelles. Je les réalisais en caoutchouc de chambre à air, avec une fente en croix faite au cutter pour le passage du projectile. Au niveau sonore, les résultats s'en trouvèrent améliorés de façon remarquable.

En termes de groupement, cela s'avéra catastrophique. Sur ce petit calibre, la déviation au tir aurait pu faire rater une vache dans un couloir. Je retirais donc cette adaptation malheureuse, me promettant de régler le problème plus tard.

Ensuite, j'adaptais l'ensemble à mes mesures. Une crosse, en effet, est comparable à un costume : d'un coté le prêt-à-porter, et de l'autre le sur-mesure. Il n'est pas indispensable de passer par la confection, étant donné que l'existant est modifiable. Quelques accessoires de match trouvèrent là leur emploi. Pour terminer, je sculptais l'empreinte de ma main dans la poignée, afin d'obtenir une prise en main toujours parfaitement identique.

Distant d'une douzaine de kilomètres, le stand d'un régiment d'artillerie se trouvait dans les bois. Tantôt les groupes d'intervention réputés venaient s'y entraîner, tantôt les militaires. La fin de la journée était réservée au club, où l'on tirait selon les règles internationales de la compétition civile. J'emmenais mon petit monstre là-bas, profitant d'une soirée de tir long-range.

Au sortir de sa mallette, l'engin créa une forte sensation parmi mes camarades militaires, tous plus âgés que moi. Le calibre, toutefois, semblait les décevoir. Ils employaient plus gros et plus puissant.

Un ancien de Djibouti, au grade de sergent, observa le phénomène d'une mine songeuse.

- C'est du 22, ça...?

Il s'abstint de tout autre commentaire, car il me connaissait un peu, quand même. Coiffant les indispensables casques antibruit, chacun s'installa à sa place et la séance commença. Entre deux séries, c'était le contrôle des résultats.

À chaque fois que la distance augmentait, la taille des cartons diminuait d'autant, jusqu'à se réduire à la taille de pucerons au lointain. À ce moment-là, les optiques furent les bienvenues.

Si le calibre me désavantageait, c'était différent avec la lunette. La mienne, digne du baron de Munchausen, possédait des lentilles traitées dont le grossissement était, par rapport aux armes réglementaires, supérieur d'au moins deux fois, sans parler du compensateur de flèche.

Je fis des tirs jusqu'à deux cents mètres, et cela avec une munition prévue pour cinquante. Logiquement, je n'aurais jamais dû toucher le carton. Une demi-seconde séparait la percussion de l'impact. À cela s'ajoutait le temps de basculement de la cible, ce qui produisait une curieuse impression de décalage temporel.

Ensuite, une fois de plus, on alla aux cibles. Arrivé devant la mienne, j'analysais mes résultats. Je sentis une présence derrière moi. Je me retournais et entendis une voix familière, celle du sergent, qui comme à son habitude, faisait une moue désabusée :

- Oui... Pour du 22, c'est quand même pas trop mal...

Ensuite, il me posa une question. Avais-je des a priori contre les tireurs d'élite ? Je lui répondis que non, mais que le tir n'était, pour moi, rien d'autre qu'un plaisir.

Quelques mois plus tard, il me demanda ce qu'était devenue cette carabine, probablement parce qu'elle lui plaisait bien. C'était trop tard, je m'en étais séparé pour acheter, à la place, des pièces de compétition pour ma nouvelle moto.

Entre les armes et la vitesse, par faute de moyens, j'étais bien obligé de choisir.

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