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Le temps des hommes de fer - XXVI

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Glennascaul

Au bout du chemin, comment disparaissent les armuriers ? La plupart du temps, jamais dans la légende. Quoique...

Mon ami Pierre, l'expert judiciaire avec lequel j'avais fait une vente à l'hôtel Drouot, m'avait raconté l'histoire suivante voilà une trentaine d'années.

- Christian, tu as entendu parler de Daniel Cavayé, qui s'occupait de l'armurerie près de la Bastille ?

- Oui, j'ai même eu l'occasion de lui serrer la main.

- Mais tu ne connais pas son père, qui gérait la boutique avant.

- Non. Je commençais le métier quand lui le quittait.

- Et bien, on n'a plus entendu parler de lui du jour au lendemain. C'était au milieu des années 1970. Il a disparu, personne ne sait comment. C'est un mystère pour tout le monde, sauf pour moi.

Je répondis avec un sourire :

- Ah bon ? Raconte...

- Nous étions partis dans les pays de l'Est pour rencontrer un fabricant d'armes civiles. Il nous fallait des fusils à petits prix pour les importer en France. Comme nous étions amis, nous y sommes allés ensemble, en avion.

- C'était du temps où tu avais ton entreprise d'import-export ?

- Tout à fait. Dans la journée, nous avons discuté avec notre fabricant. Il nous a fait visiter ses chaînes de production. Nous avons négocié les remises qu'il pouvait nous accorder selon les quantités. Nous sommes partis en fin d'après-midi, puis nous sommes allés dans un grand restaurant.

- Aucun vol n'était prévu le soir ?

- Non, malheureusement. L'établissement était presque désert quand nous sommes entrés. Vêtues avec distinction, deux femmes étaient en train de dîner. Leur apparence était altière, aristocratique. Malgré tout, nous les avons invitées à notre table et, après avoir fait quelques manières, elles ont accepté. La plus jeune avait mon âge. L'autre était sa mère, une comtesse veuve depuis quelques années. Elle s'accordait mieux avec mon ami Cavayé, à peu près de la même génération.

- Je suppose que vous avez passé une excellente soirée.

- Elles appartenaient à une famille noble d'origine russe. Elles avaient un charme fou, très slave. Ce qui ne gâtait rien, elles avaient appris le français dans une école suisse, aussi étaient-elles ravies de rencontrer des Parisiens comme nous. Nous avons beaucoup ri au cours du dîner, car elles avaient aussi de l'humour. Finalement, elles nous ont proposé de terminer la soirée chez elles.

- Et vous avez accepté ?

- Nous ne nous sommes pas fait prier ! À la sortie du restaurant, leur chauffeur les attendait au volant d'une vieille Rolls des années 1920.

- Une Silver-Ghost ?

- Quelque chose comme ça. Nous avons roulé dans la campagne jusqu'à leur demeure familiale, qui était protégée par de hautes grilles. Derrière, nous avons vu un grand corps de bâtiment avec des tours. Elles vivaient dans un château, mais elles ne nous l'avaient pas dit pour ne pas nous froisser...

Curieusement, cette histoire m'en rappelait une autre. Cependant, je laissais Pierre continuer.

- Chez elles, nous avons discuté en buvant quelques verres. Finalement, nous sommes allés nous coucher, moi avec la plus jeune. Cavayé, plus âgé que moi, avec sa mère.

- Et le lendemain ?

- Les adieux furent difficiles avec ma conquête d'un soir. Elle ne voulait pas que je parte, elle me disait que je serais heureux ici avec elle. Mais je devais prendre mon avion à cause de mes affaires. En descendant, je croisais mon ami Cavayé. Il était encore en robe de chambre. Il m'annonça qu'il me rejoindrait dans une heure. Le chauffeur m'a raccompagné jusqu'à l'hôtel avec la Rolls.

- Et puis ?

- Et puis j'ai attendu au bar de l'établissement. Je n'arrêtais pas de regarder ma montre. Cavayé n'arrivait pas. À cause de l'horaire à l'aéroport, j'ai dû faire un choix. Finalement, je suis retourné à Paris sans lui.

- Quoi, tu es parti sans lui ?

- Je pensais qu'il embarquerait sur le prochain vol, comme tu peux l'imaginer. Mais le lendemain, il n'est pas rentré. Ni les jours suivants.

- Mais alors, qu'est-il devenu ?

- Une semaine après, j'ai pris l'avion pour revenir là-bas. Avec un chauffeur de taxi, nous avons parcouru les routes pour retrouver le chemin du château. Après des détours sans nombre, j'ai fini par y arriver.

- Et qu'as-tu fait ?

- Je suis entré en poussant les grilles, mais elles étaient complètement rouillées. Le jardin, qui était parfaitement entretenu dans mon souvenir, avait été laissé aux broussailles et aux ronces. Je suis finalement parvenu devant la demeure. Celle-ci semblait abandonnée depuis au moins un demi-siècle.

- Et tu es reparti les mains vides, je suppose.

- Quoi, tu plaisantes ? Je voulais avoir le fin mot de l'histoire. Je me suis introduit dans le château en passant par une fenêtre cassée. Mais à l'intérieur, tout était désert, recouvert de poussière et de toiles d'araignées, avec de vieux meubles sans âge. Visiblement, plus personne n'y vivait depuis des décennies. Tout ce que j'avais vu la semaine précédente s'était évaporé...

- Mais alors, qu'est devenu le père de Daniel Cavayé ?

- Je l'ignore, mais j'aime à croire qu'il est resté là-bas avec sa jolie comtesse, à couler des jours heureux dans le château et le jardin, dans une sorte d'univers parallèle au delà de notre triste réalité... Belle histoire, non ?

Pierre laissa passer quelques instants de silence. Puis il reprit d'un air grave, presque funèbre, en lâchant :

- En fait, il est parti à la campagne pour sa retraite, à cultiver ses poireaux, ses patates et ses courgettes. Je préfère ma version, elle a tout de même plus de gueule, pas vrai ?

Pierre connaissait les classiques d'Orson Welles. Il aurait pu revisiter Citizen Kane ou Macbeth à sa manière, mais il avait choisi Glennascaul.

Néanmoins, il avait raison. Plutôt que de finir dans le jardin potager, quoi de mieux pour un armurier que de se fondre dans la légende ?

 

FIN
Manuscrit terminé le 11 août 2019
Edition revue et complétée le 22 juin 2020

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