Miscellanées, le site de Christian Féron
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Le temps des hommes de fer - XXIV

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Quelques histoires de métier

Au début des années 1950, mon grand-père Gaston reçut une cliente qui souhaitait acheter un petit révolver pour, disait-elle, se défendre en cas de souci. À en juger par son apparence, elle venait plutôt de la haute bourgeoisie. Pas de problème, il disposait d'un exemplaire en stock.

À cette époque, une autorisation n'était pas nécessaire. Donc, rien ne s'opposait à la vente. Mais quelques détails éveillèrent la méfiance de mon aïeul.

D'abord, la clientèle était essentiellement masculine : ces dames étaient une exception - et elles le sont encore, quoique moins qu'avant. Ensuite, l'attitude de la jeune femme attira son attention. Extérieurement, elle semblait calme, mais l'on sentait comme un bouillonnement intérieur qui ne laissait rien présager de bon.

- Chère madame, je vais préparer votre arme dans l'arrière-boutique. Je reviens dans un instant.

À l'abri des regards, il lima consciencieusement le percuteur. Après cette intervention, le révolver, qui était un British Bulldog, ne pouvait plus faire feu. Il encaissa l'argent et livra l'objet ainsi, dans un beau papier cadeau. Le soir, il passa à autre chose et cette affaire était oubliée pour lui.

Le lendemain, un homme bien vêtu se présenta à l'atelier. Visiblement, il venait des quartiers chics de Paris. Il ouvrit un petit sac et en tira l'arme vendue la veille, puis dit d'un ton sec :

- C'est vous qui avez fourni ce révolver à ma femme ?

Gaston leva un sourcil : allait-on lui reprocher de livrer des articles qui ne fonctionnaient pas ? Mais il ne se laissa pas troubler.

- Oui, absolument. C'est bien moi.

- Ah, il faut que je vous félicite ! Hier soir, ma femme a tenté de me tuer avec cette arme. Mais elle n'a pas fait feu. Après, j'ai vu que le percuteur avait été limé de manière volontaire. Je vous dois la vie !

Somme toute, l'histoire était assez banale. Ce monsieur avait eu une brève aventure et sa moitié s'en était aperçue. Jalouse et pensant se venger, elle avait voulu l'assassiner. Mais, au lieu de faire « Boum ! », le révolver s'était contenté d'émettre un pitoyable « Clic ».

Une explication s'en était suivie, au terme de laquelle les deux époux s'étaient réconciliés. La soirée s'était terminée sous les auspices de Vénus, puisque le courroux de Mars s'était apaisé.

En fait, mon grand-père venait de sauver deux vies : celle du mari infidèle, mais aussi de sa cliente, dont l'existence aurait été brisée si l'arme avait fonctionné. Mais de curieux réflexes peuvent agiter la psyché masculine. Le rescapé posa une question inattendue.

- Monsieur, pourriez-vous réparer le percuteur de ce révolver ? Ce serait dommage de le laisser dans cet état. Je vous paierai ce qu'il faudra.

Ainsi fut fait, et avec un gros pourboire. Quelquefois, vendre des armes en panne peut s'avérer rentable...


Mon grand-père Gaston était né au début des années 1900. Il avait commencé comme apprenti chez l'armurier Modé-Pirlet. A cette époque-là, on y polissait l'intérieur des canons avec des calibres en plomb, que l'on tirait en long pour réaliser un poli miroir.

Vers le milieu des années 1930, il avait mis au point l'une des premières formules de bain rapide. Sa composition contenait des sels de Saturne, permettant d'obtenir de superbes reflets aile de corbeau. Malheureusement, son partenaire financier était parti avec la caisse. Dans la famille, nous avons toujours eu des associés pourris.

Gaston avait été mobilisé au début de la Deuxième Guerre mondiale. En mai 1940, une balle l'avait atteint à la jambe sur le champ de bataille. De retour à Paris, impossible de continuer à exercer son métier : détenir une arme n'était plus autorisé. Les troupes de Hitler étaient entrées dans la capitale française.

À l'exemple de Gastinne-Renette, Gaston s'était reconverti dans les vélos. Il les entretenait, redressait les roues et changeait les rayons, brasait les colonnes de fourches endommagées sur les cadres. Pour la peinture, un employé à la main habile réalisait les filets mieux que ne l'aurait fait une machine.

Parallèlement, Gaston effectuait des réparations pour la Résistance parisienne que dirigeait le colonel Rol-Tanguy. Au début, il s'agissait d'armes de récupération en mauvais état, qu'il fallait faire fonctionner à tout prix en l'absence de pièces détachées. Cela pouvait aller de pistolets issus du catalogue Manufrance jusqu'à de vieux British-Bulldog obsolètes. Bien que connaissant les risques, il n'en restait pas moins patriote.

Avec cet équipement plutôt désuet, les Résistants réussirent à voler du matériel moderne aux Allemands. Ils se constituèrent progressivement un petit arsenal qui servit plus tard à libérer Paris. Mais l'on en était pas encore là.

Un jour, Gaston se retrouva pris dans une rafle par accident. Il fut expédié dans un commissariat rempli d'une foule de gens. Beaucoup d'entre eux portaient l'étoile jaune. Bien que n'étant pas juif, mon grand-père se voyait déjà embarqué dans un train vers les camps de concentration. Coup de chance, un copain policier le fit sortir par une porte dérobée, avant que son nom ne soit noté dans un registre.

Au début de 1944, Gaston jugea plus prudent d'envoyer son fils, alors gamin, loin de Paris. Il choisit une région qu'il pensait sûre : la Normandie. Il ne croyait pas que le débarquement aurait lieu là-bas. Mon père en gardait un bon souvenir étant donné les friandises que les soldats américains distribuaient aux enfants.

Puis finalement, la France avait été libérée et la paix était revenue. Dans le Paris de l'après-guerre, mon aïeul travailla en faisant d'abord coexister les bicyclettes et la chasse, à l'image de Manufrance : « Armes et cycles ». Ce sont des métiers cousins. D'ailleurs, il avait transformé des vélos en cyclomoteurs, y installant les premiers moteurs Vap, voie d'avenir à cette époque. Les gains furent réinvestis en machines pour son atelier, afin de retourner plus vite à une activité purement armurière.

Mon grand-père était gaulliste. Sur les mordaches en plomb de son étau à pied, il gravait toujours la croix de Lorraine avec un poinçon. Déjà en ce temps-là, des visiteurs venaient observer les artisans, discuter avec eux et, en bref, leur faire perdre quelques heures.

C'était pour cette raison qu'il avait accroché deux panneaux aux murs, sur lesquels on pouvait lire : « Votre temps est précieux, le nôtre aussi. Ne le gaspillez pas » et « Rien n'est plus gênant pour ceux qui travaillent que la présence de ceux qui ne font rien ».

Il lui arrivait de créer des outils qui n'existaient pas dans le commerce, tel qu'un support pour fixer les crosses qu'il fallait quadriller, permettant de tourner celles-ci sous divers angles pour faciliter l'opération, ainsi que son équivalent pour les longuesses des fusils de chasse.

Il avait aussi inventé un dispositif pour serrer les petites pièces fragiles avec les étaux à pied, une « pince plateau ». Il m'en reste deux exemplaires que j'ai utilisés pendant des années. Avec cet appareil, il devenait possible de tenir fermement les éléments de mécanismes qui, autrement, auraient glissé dans des mordaches en bois. Il avait essayé de faire breveter son idée, mais toute la paperasserie l'avait rebuté.

Dans un cahier à la couverture verte, il écrivait la composition de ses liqueurs de bronzage à la couche pour les canons. J'en avais hérité puisqu'elles faisaient partie de l'héritage familial, puis refait les mélanges avant de les tester. On peut voir les fioles sur une page de mon site web.

Un de ses confrères avait tenté de s'approprier son formulaire en l'invitant à une tournée des grands-ducs. L'alcool avait coulé à flots ce soir-là, mais c'était le collègue qui avait roulé sous la table.

Un jour, mon grand-père s'était déplacé à la perception pour régler un problème fiscal. Le contrôleur ne voulant rien entendre, Gaston avait soulevé et renversé le bureau de celui-ci. Pour lui, les fonctionnaires des impôts étaient une bande de voleurs, point à la ligne. Heureusement qu'il ne portait pas d'arme sur lui ce jour-là ; c'était peut-être pourquoi aucune plainte ne fut déposée.

Quelques mois plus tard, les étudiants du Quartier Latin crieraient « Mort aux vaches ». Gaston avait seulement un peu d'avance, voilà tout...

Son atelier fut le dernier sur Paris qui réalisait sur place toutes les réparations, la fabrication des crosses, les montages d'optiques de chasse, les bronzages à la couche ainsi que les trempes jaspées.

Mon grand-père commença à mourir devant son établi, devant lequel il fut victime d'un accident vasculaire cérébral. Il s'en remit progressivement, mais le répit fut de courte durée. Il ferma vers 1975 consécutivement à ses problèmes de santé, puis décéda d'un cancer qui le rongeait depuis quelques années.


Jacques, mon père, avait travaillé dans cet atelier depuis 1946 jusqu'au début des années 1970. Gaston lui avait appris le métier et son fils exerçait à son compte, les deux côte à côte devant un grand établi.

Leur clientèle n'était pas la même. Celle de mon aïeul était essentiellement constituée de professionnels, celle de Jacques comptait davantage de particuliers.

Un jour, un armurier parisien honorablement connu apporta une réparation inhabituelle. Il s'agissait d'un fusil juxtaposé d'artisan stéphanois de bonne qualité, auquel manquait la capucine de la longuesse. Jusque-là, rien que de très normal, sauf que cette arme appartenait à Valéry Giscard d'Estaing, à l'époque ministre des Finances.

Logiquement, la voie était tracée : ajuster une pièce brute, relimer celle-ci et la polir, puis la graver et la mettre en couleur. Le tout au prix de gros hors-taxes, puisque le travail serait facturé à un professionnel qui prendrait sa marge après.

Jacques indiqua le montant à son donneur d'ouvrage. La semaine suivante, l'armurier revint à la charge auprès de mon père.

- Votre prix est plus qu'honnête, je le sais bien, mais Giscard a des oursins dans les poches. J'ai honte de vous demander ça, mais existe-t-il une solution plus économique ?

- Oui. On peut boucher l'emplacement de la capucine avec de la gomme-laque fondue au fer chaud, puis mettre à niveau et faire une reprise de vernis. Ce sera propre et n'empêchera pas d'effectuer la vraie réparation plus tard.

- Merci de votre compréhension.

- Sur un fusil de cette qualité, c'est stupide de procéder ainsi, laissez-moi vous le dire.

La semaine d'après, Giscard fut livré. Mon père reçut une misère pour sa peine : deux billets à l'effigie de Voltaire, ce qui correspond environ à 20 euros d'aujourd'hui.

D'ailleurs, Voltaire était de circonstance pour ce ministre qui, une fois élu à la présidence de la République, tomberait pour une affaire de brillants venus de Centrafrique, avec les compliments d'un petit sergent devenu empereur.

Mais que dire à un homme qui touchait des diamants bruts en cadeau ? Lui faire payer 20 francs de sa poche était déjà un exploit...


L'anecdote suivante se déroule dans la deuxième moitié des années 1970. Un important armurier parisien disposait de deux magasins, dont l'un comportait un stand de tir. Pour préserver son anonymat, nous l'appellerons Denis. Afin d'augmenter ses ventes, une idée lui était venue. Elle lui semblait excellente.

Normalement, il était impossible d'acheter une arme de poing de gros calibre, tel que 357 Magnum ou 9 mm Luger, sans passer par la préfecture. Celle-ci délivrait une autorisation, mais que permettait ce précieux bout de papier ? D'acheter, de posséder ou de détenir ? Toute l'astuce reposait sur cette subtile différence.

Le droit de propriété étant sacré en France depuis la Révolution française, l'autorisation visait uniquement la détention et rien d'autre. Il s'ensuivait que le propriétaire et le détenteur d'un objet pouvaient être deux personnes différentes.

En d'autres termes, on pouvait posséder une arme réglementée sans autorisation, à condition de ne pas en être le détenteur - par exemple, si celle-ci était conservée dans le coffre d'un armurier dûment autorisé.

Profitant de cette étrangeté juridique, Denis vendait des pistolets et des révolvers gros calibre à ses clients, alors que ceux-ci n'avaient pas la fameuse autorisation. Facture à l'appui, ils en étaient les propriétaires. Quant au détenteur, c'était Denis. Il stockait leurs armes dans des petits coffres individuels à leurs noms.

Officiellement, ses acheteurs attendaient leurs autorisations. D'ici là, ils pouvaient utiliser leurs armes dans le stand de l'armurerie, à condition de payer leur droit de tir. Denis empochait donc des deux côtés.

La combine était parfaitement légale. Tout le monde était content, sauf peut-être le ministère de l'Intérieur. Bien que la loi se trouvait détournée, la place Beauvau ne pouvait rien dire. À moins de remettre en cause la notion de propriété, un droit républicain et sacré...

Parallèlement, Denis, qui était un important armurier, organisait chaque mois un déjeuner entre confrères. À sa manière, il essayait de renforcer le lien social entre gens du métier. Les syndicats de la profession ne pratiquaient rien de tel en la matière. Comme il possédait également une petite société d'import d'armes, c'était forcément positif pour ses affaires.

Mais sa réussite avait créé des envieux. Certes, ils n'en disaient rien, mais ce succès leur pesait. Or, lors d'un repas confraternel, Denis commit une maladresse. Ayant un peu trop goûté le vin ce jour-là, ses paroles dépassèrent sa pensée. Devant un armurier qui se plaignait de ses faibles ventes, il lui lâcha :

- Fais comme moi !

Et il expliqua son astuce à tous les convives, concluant par :

- Rien ne vous empêche de faire pareil. D'ailleurs, si vous étiez un peu moins bêtes, vous auriez trouvé ça vous-mêmes !

Pour certains, ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Personne ne sait exactement qui s'en occupa, mais un complot fut ourdi. Il se déroula en deux phases.

Dans un premier temps, l'un des clients de Denis alla trouver le responsable de son stand de tir. Le plus ingénument du monde, il dit à l'employé :

- Ce week-end, je pars à la campagne. J'aimerais faire un petit carton là-bas, est-ce que je pourrais emporter mon arme ? Je la rapporterai lundi à la première heure, c'est promis et juré. Comme ça, en cas de contrôle, pas de problème. Est-ce qu'un petit billet pourrait aider ?

Le pourboire fut prestement empoché et le client quitta l'armurerie avec son révolver.

La deuxième phase se déroula en début de semaine. Comme on l'aura deviné, le propriétaire indélicat ne se présenta pas à l'heure dite pour ramener son arme. À sa place, un vieux fonctionnaire de police blanchi sous le harnois, probablement à quelques mois de la retraite, vint effectuer un contrôle de routine. Il demanda à voir les registres. Curieusement, il tomba assez rapidement sur le coffre vide et l'arme manquante.

Il dressa un procès-verbal. Ce n'était que le prélude à un contrôle beaucoup plus rigoureux qui se déroula ensuite.

Cela servit de prétexte pour retirer à Denis son autorisation de faire le commerce des armes de 1ere et 4e catégorie (actuelles catégories A avec dérogation et B). Lorsque ce type d'autorisation est retiré, il faut savoir que c'est à vie. Il ne pouvait désormais vendre que les armes de chasse et de tir, ainsi que les armes blanches et anciennes (catégories 5, 6, 7, 8 devenues C et D ensuite).

Finalement, quelle erreur avait-il commise ? Probablement de s'être cru plus malin que les autres. Sa combine était ingénieuse, certes, mais il n'avait pas imaginé les failles : corrompre un employé avait suffi. De nos jours, afin d'éviter de pareilles mésaventures, la législation a évolué. Désormais, les autorisations de détention sont devenues indispensables pour procéder à l'achat.

Denis, qui était bien parti pour absorber tout le marché de l'arme à Paris, se retrouva brutalement logé à la même enseigne qu'un petit armurier de quartier. Les raccourcis pour aller d'un point à un autre peuvent parfois nous ramener loin en arrière...


Au début des années 1990, une armurerie située dans l'Essonne était tenue par deux frères assistés de leur mère. Ils exerçaient depuis quelques années déjà et leur magasin fonctionnait normalement. Ils étaient honorablement connus. Tout semblait se passer bien pour eux. Jusqu'au jour où...

Un gitan avait tué un gendarme lors d'un contrôle, en utilisant un fusil Manurhin FSA en calibre civil. Lors de l'enquête, les inspecteurs avaient retracé la provenance : le gitan avait acheté cette arme d'occasion à un particulier, qui l'avait lui-même acquise en deuxième main.

Le premier propriétaire l'avait achetée légalement. L'armurier avait fait correctement son travail, puisqu'il avait inscrit la vente à son registre avec le numéro de carte d'identité du client. Il n'avait donc rien à se reprocher.

Normalement, après l'enquête, les choses auraient dû en rester là pour les deux frères. C'était du moins ce qu'ils pensaient. Pas du tout... Ils eurent d'abord droit à une descente de police musclée, durant laquelle toutes les armes à feu du magasin furent confisquées.

Étant donné qu'ils les stockaient dans le respect des lois, ils essayèrent d'obtenir la restitution. C'est à ce moment-là que la machine judiciaire s'emballa. Leur mise en détention provisoire fut décidée pendant la durée de l'information judiciaire.

Pendant ce temps, le magasin ne fonctionnait plus guère, malgré leur mère qui faisait ce qu'elle pouvait. Plus d'armes à vendre ! Tout ce qui restait était la coutellerie, l'habillement de chasse et quelques articles de pêche. Cela ne suffisait pas à payer les charges du magasin. L'argent qu'ils avaient mis de côté s'évapora semaine après semaine.

Lors de l'instruction de leur dossier, le juge n'hésita pas à leur dire qu'il voulait prolonger leur détention. Il les considérait presque comme de dangereux trafiquants. En effet, comment se faisait-il qu'ils vendent des armes ressemblant à des fusils d'assaut ? Mais ce motif ne tenait pas légalement, s'agissant d'armes de 5e et de 7e catégorie en vente libre à cette époque (actuelle catégorie C). Il fallut cependant beaucoup de temps pour faire reconnaître ce point dans la procédure en cours.

Finalement, après six mois de détention provisoire, les deux frères furent libérés. Entre-temps, leur mère avait été obligée de fermer le magasin qui faisait faillite, puisqu'il s'agissait désormais d'une armurerie ne vendant plus d'armes...

Ils ne furent jamais dédommagés d'aucune manière. Le stock leur fut restitué. Mais, étant donné qu'ils n'avaient plus le droit de le détenir - leurs autorisations ayant été supprimées - il fut vendu à la hâte, à petit prix, à divers armuriers professionnels.

Comment expliquer une telle mésaventure ? Y avait-il un professionnel de trop dans le département ? Je ne sais.

Un an après cette histoire, je revis le plus jeune des deux frères. Avant, c'était quelqu'un de souriant qui avait confiance en l'avenir. Maintenant, le sourire avait disparu. Dans ses yeux, la gaieté que l'on devinait naguère était remplacée par une lueur d'urgence.

Visiblement, les six mois de détention s'étaient mal passés pour lui. Il en était sorti brisé, ne se faisant plus aucune illusion sur la justice de son pays.

Le pire dans cette histoire ? Cela aurait pu arriver à n'importe quel professionnel de l'arme en France.


Dans le métier d'armurier, nous côtoyons la mort sans vraiment nous en apercevoir. Omniprésente, elle joue à cache-cache avec nous.

Un chasseur nous apporte du gibier tué avec l'arme que nous lui avons réglée. Il est heureux et veut nous faire plaisir, quoi de plus normal ? Mais il y a un animal mort derrière. D'un autre côté, lorsque vous achetez une tranche de jambon, c'est la même chose. Nous ôtons la vie pour manger, y compris celle des végétaux. Aussi, lorsque quelqu'un nous demande :

- Vous n'avez pas honte de vendre des armes qui peuvent tuer ?

Nous répondons :

- Et vous, que mettez-vous dans votre assiette ?

- Vous ne pouvez pas me critiquer là-dessus, je suis végétarien.

- Alors, vous êtes un tueur de légumes !

Tous coupables, en fait ; mais nous sommes incapables de l'admettre. Dans ce jeu hypocrite, nous écartons ce que nos yeux ne veulent pas voir, la mort. Sauf qu'elle court plus vite que nous. Lorsque l'on croit l'avoir oubliée, elle surgit dans nos vies pour se rappeler à notre existence.

C'est ce qui arriva ce jour-là, vers 1991. Dans ma clientèle, trois grandes surfaces appartenaient à une chaîne de magasins de sport. Je pris ma voiture pour aller livrer l'une de celles-ci. Lorsque je déposais les armes réparées devant le chef de rayon, celui-ci me dit :

- Vous ne savez pas ce qui nous est arrivé samedi ? Un client s'est suicidé. Tenez, ça s'est passé juste à l'endroit où vous avez les pieds. Vous n'avez pas remarqué la tache sombre par terre ? On a frotté comme des fous, pas moyen de la faire disparaître.

En effet, je voyais une zone noire d'environ cinquante centimètres au sol, mais il était difficile de deviner qu'il s'agissait de sang séché. L'employé précisa :

- Il a demandé à voir un fusil que le vendeur a sorti de la vitrine. Puis un client a appelé le vendeur dans un rayon. Oh, à peine un instant... Pendant ce temps, l'autre personne avait une cartouche de calibre 12 dans sa poche, a chargé l'arme avec, puis s'est tiré une balle dans la tête. Cela a fait un gros « Boum » dans le magasin, tout le monde se demandait ce que c'était.

J'étais un peu secoué par cette histoire, d'autant plus que j'étais debout exactement au même endroit que la victime. Mon interlocuteur continua :

- Nous n'avons pas encore eu le temps de tout nettoyer. Au plafond, il y a même des bouts de cervelle qui pendouillent encore.

Il ne mentait pas. En levant la tête, on pouvait apercevoir une multitude de petits points accrochés tout en haut, de couleur rouge sombre. Le chef de rayon, plutôt bavard ce jour-là, poursuivit ses confidences.

- C'est notre deuxième suicidé ici. Le précédent avait acheté un fusil russe à un coup, le moins cher que nous avions. Il a mis fin à ses jours un peu plus loin, sous le pont qui se trouve après le magasin.

Lorsqu'un armurier entend ce genre d'histoire, il pense que cela ne se produira jamais dans sa clientèle. Moi aussi, je croyais cela, mais je me trompais.


Quelques mois après, une dame m'appela au téléphone pour acheter une carabine de tir en calibre 22 LR. Le prix que je lui avais indiqué lui convenant, elle passa le surlendemain pour passer commande et laisser un acompte.

Elle était âgée d'une quarantaine d'années, vêtue proprement quoique simplement, s'exprimant de manière normale. Bref, rien de particulier à signaler. Si je l'avais croisée dans la rue, je ne l'aurais même pas remarquée. Je lui livrais la marchandise en fin de semaine, sans oublier d'inscrire cette vente sur mon registre, selon la procédure en vigueur à cette époque.

Elle paya le solde et repartit tranquillement avec le colis contenant sa carabine, deux boîtes de munitions et un nécessaire de nettoyage.

Puis les mois passèrent. J'avais complètement oublié cette vente lorsque je reçus un appel d'un commissariat de mon département.

- Dites, est-ce bien vous qui avez vendu une carabine 22 LR à une certaine madame...

Le policier m'indiqua le nom de ma cliente, ainsi que la marque et le numéro de la carabine. Tous ces renseignements concordaient.

- On va vous envoyer quelqu'un. On veut juste une photocopie de la page de votre registre, ainsi que votre témoignage.

- Que s'est-il passé avec cette dame ?

- Elle s'est suicidée avec l'arme qu'elle vous a achetée.

Un fonctionnaire passa à l'atelier dans l'après-midi. Il me posa quelques questions :

- Quelque chose dans l'attitude de cette personne vous a-t-il paru bizarre ?

- Non, rien. Elle était vêtue proprement, s'exprimait correctement, son comportement semblait normal.

- A-t-elle dit qu'elle voulait se suicider avec une arme à feu ?

- Non.

- Avait-elle l'air dépressive ?

- Non plus.

Il rédigea ma déclaration avec une machine à écrire portative. La photocopie de mon registre fut faite en conservant uniquement la ligne qui l'intéressait. J'essayais de lui poser quelques questions pour en savoir plus. Il me répondit :

- Elle vivait dans une caravane, dans un terrain vague à côté d'une cité. Sa vie n'était pas bien rose.

Lorsque les gens veulent mettre fin à leurs jours, ce n'est pas marqué sur leur front. Je me souvins de ce couple âgé que j'avais rencontré dans mon premier emploi, et dont le mari m'avait dit qu'il voulait un fusil pour se suicider avec son épouse.

La seule bêtise qu'il avait commise était de me l'avouer, aussi avais-je refusé de lui vendre une arme. Ma cliente avait été plus réaliste, puisqu'elle n'avait rien dit sur ses intentions réelles.

À qui viendrait-il à l'idée, chez un pharmacien, de demander des médicaments pour se tuer ? Mais ce rempart-là n'existait pas pour les armuriers, apparemment...


Les stylos-pistolets font partie des armes les moins difficiles à fabriquer. La plupart sont en petit calibre, d'habitude du 22. Aussi, bien qu'ils puissent tuer, ils blessent le plus souvent.

Leur dangerosité supplémentaire par rapport à une arme classique vient de trois choses : leur apparence anodine qui ne déclenche pas le réflexe de la prudence ; on peut les oublier dans une poche ou un sac pendant des mois, voire les perdre dans un lieu public ; la plupart d'entre eux ne comportent pas de dispositif de sûreté.

Je ne parle même pas des enfants qui pourraient jouer et se blesser avec. Voilà pourquoi l'acquisition et le port de ce genre d'engin sont à déconseiller. Les inconvénients me semblent supérieurs aux avantages. D'ailleurs, ils sont strictement prohibés dans l'Union européenne.

Toutefois, Il leur est arrivé de sauver la vie de leurs utilisateurs. L'histoire qui suit est arrivée vers la moitié des années 1990 à un général algérien, que nous appellerons Hassan. Je ne sais plus si c'était avant ou après l'assassinat des moines de Tibhirine, mais elle est parfaitement authentique.

Hassan roulait dans l'arrière-pays avec sa femme et sa fille à bord. Tout à coup, ils arrivèrent sur un barrage tenu par trois hommes en armes, en plein milieu de nulle part. Ils firent descendre Hassan, le fouillèrent sommairement pour vérifier qu'il ne portait pas d'armes, puis le conduisirent au bord d'un ravin situé non loin. Pendant ce temps, sa femme et sa fille criaient et pleuraient dans la voiture.

Hassan essaya de parlementer pour gagner du temps. Apparemment, son sort était scellé puisque, sans pistolet, que pouvait-il faire face à des hommes déterminés et armés de Kalachnikovs ? Il se voyait déjà avec plusieurs balles dans la peau, en train de tomber en bas de la falaise. Sentant que sa dernière heure approchait, il tenta la manœuvre de la dernière chance.

Lors de la fouille, le stylo-pistolet de Hassan, glissé dans une poche de sa chemisette, était passé inaperçu. Il s'en saisit et blessa son premier ennemi au visage. Profitant de la surprise ainsi créée, il s'empara de l'AK 47 que celui portait. Sans hésiter, il régla le destin des deux autres en quelques rafales. Puis il s'enfuit, regagna sa voiture et démarra pied au plancher.

Au passif de Hassan, trois morts. À son actif, il avait sauvé sa vie, celle de sa femme et de sa fille, tout en leur évitant les derniers outrages avant de se faire massacrer. Sans parler des nombreuses victimes que les trois meurtriers auraient pu faire par la suite...

Il s'ensuit que les stylos-pistolets ne sont pas destinés à exécuter des contrats - à cause de leur calibre insuffisant, qui blesse plus souvent qu'il ne tue - mais sont plutôt des armes de la dernière chance, lorsque la vie de leur propriétaire est directement menacée. Je rappelle qu'en France, la détention et le port de ce type d'objet sont interdits.

De plus, un stylo-pistolet ne garantit en rien que vous pourrez sauver votre vie. Par exemple, Lord Mountbatten possédait un très bel exemplaire offert par le Maharaja de Jodhpur. C'était une pièce superbe, plaquée or et livrée dans un écrin avec une baguette de nettoyage.

Pour mémoire, Lord Mountbatten est mort en 1979, lors d'un attentat à la bombe. Même s'il avait porté son stylo sur lui, cela n'aurait fait aucune différence...


Vers 1998, une femme d'un certain âge me demanda de lui vendre une arme. Elle m'expliqua qu'elle voulait mettre fin à ses jours. Elle me raconta son histoire : un mari impotent qui souffrait d'une maladie incurable ; elle était complètement à bout, avec ses propres soucis de santé ; pour finir de décrire le panorama, des soucis d'argent. Elle pensait résoudre cette situation avec une cartouche pour lui et la dernière pour elle.

Pour la troisième fois dans ma vie, je me retrouvais directement au contact du même problème. Bien évidemment, je refusais de vendre quoi que ce soit à cette dame. Mais j'avais pris conscience d'une chose. Par notre profession, nous nous croyons protégés : d'abord, par tous les dispositifs de sécurité équipant nos commerces, puis par nos connaissances et notre expérience.

Mais cette protection n'est qu'une illusion. Elle ne sert à rien devant des personnes suicidaires. Nous ne sommes pas formés pour gérer ce type de cas. D'ailleurs, ce sujet ne figure même pas au programme du CQP.

Nous sommes armuriers, pas psychanalystes. Pourtant, nous héritons de ce mal du siècle qu'est le suicide. Le système s'en décharge sur nous, qui ne sommes absolument pas qualifiés pour y répondre. Et que dire d'une société soi-disant progressiste et libérale, qui pousse à la mort ceux qui sont dans l'impasse ?

Après avoir longuement réfléchi à ce problème, je compris que la solution était simple. Il fallait faire appel à d'autres professionnels. Aussi, dans les années qui suivirent, je gardais le numéro de téléphone de SOS Amitié sur mon bureau, prêt à le transmettre à la prochaine occasion.

Certes, ce n'était pas très inventif, mais que faire d'autre ?


Vers l'année 2002, je reçus un appel téléphonique de Naxos. Comme d'habitude, il était toujours sous pression. Ce jour-là, il aurait probablement pu faire exploser un tensiomètre.

- Christian, tu sais ce qui vient d'arriver à Patrice Bouteille, le patron de l'armurerie du Maine ?

Il parlait de l'armurerie située près de la gare Montparnasse à Paris.

- Une histoire incroyable, il est mort écrasé dans un parking par sa propre voiture !

- Comment ça ? Difficile d'être au volant et devant le capot en même temps...

- À cause d'un problème mécanique, il avait soulevé le capot. Mais le frein à main n'était pas serré. Son 4x4 a avancé et l'a écrasé.

- Comment ça ? Un 4x4, ça n'avance pas tout seul.

- Il paraît qu'il y avait une légère pente. D'après la police, il s'agit d'un accident.

- Là, j'ai des difficultés à y croire.

- Ah, tu vois, toi aussi ! Pour moi, il n'y a pas de doute, ils l'ont tué !

- Comment ça, « ils » ?

- Bouteille travaillait sur une vente d'armes à l'exportation. Mais c'était un marché réservé, une histoire entre gouvernements. Voilà pourquoi il s'est fait buter !

Je connaissais le côté un peu complotiste - pour ne pas dire légèrement paranoïaque - de Naxos, aussi ne prêtais-je pas spécialement attention à ses paroles.

Toutefois, dans les jours qui suivirent, je notais le peu de renseignements disponibles sur cette affaire. D'ailleurs, il en est de même aujourd'hui, une recherche sur le web ne vous apprendra pas grand-chose.

Je me souvenais également d'un confrère que je connaissais, situé dans une rue donnant sur le boulevard Haussmann. Grâce à son carnet d'adresses, il devait fournir une dizaine de carabines à l'équipe nationale de tireurs d'élite éthiopienne. Malheureusement, les autorisations d'exportation ne lui avaient pas été accordées. Certes, il aurait pu continuer en extournant l'affaire hors de France s'il l'avait voulu.

Mais son amie était morte quelque temps après, dans un accident de voiture. Pourtant, d'ordinaire, les femmes font plus attention que les hommes au volant. Pendant une dizaine de jours, il avait porté des lunettes noires tellement il ne pouvait s'empêcher de pleurer. Il paraissait solide comme un roc, fort comme un sanglier ; aussi, cela me surprenait. Jamais je ne l'aurais cru aussi sensible.

Quant à la commande de fusils de tireurs d'élite vers l'Éthiopie, j'ignore ce qu'elle est devenue. J'imagine qu'elle n'aura pas été perdue pour tout le monde...

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