Miscellanées, le site de Christian Féron
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Le temps des hommes de fer - XXIII

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Le monde change

En pleine nuit, le téléphone sonna. Il était deux heures du matin. Le radar volumétrique s'était déclenché dans mes ateliers. La centrale de surveillance venait de détecter une intrusion.

J'habitais à un pâté de maisons de mon entreprise. Tout en marchant dans la rue, je pensais que cela se produirait forcément un jour ou l'autre, car la réputation du département n'était pas bonne. Quelques instants après, j'étais sur place.

Deux inspecteurs de la BAC m'attendaient devant mes locaux. Depuis l'extérieur, on ne pouvait constater aucune trace d'effraction. Le plus délicat restait à faire : entrer, au cas où quelqu'un nous attendrait à l'intérieur.

J'ouvris les serrures de sécurité. Derrière moi, les deux policiers étaient en position de tir, attendant que j'ouvre la porte. Si quelqu'un se trouvait derrière avec une arme, je me retrouverais coincé entre des trajectoires croisées. J'étais dans la ligne de feu.

Mais j'en avais vu d'autres. Un cambrioleur n'est pas stupide, il n'attendra jamais l'ouverture d'une porte d'entrée. Je respirais un grand coup et ouvrit le battant avec précaution. Personne, le bureau était vide...

J'entrais, je débranchais l'alarme et les deux policiers en civil me suivirent. Tout était silencieux. Il ne restait plus qu'à faire le tour de l'atelier. Peut-être que l'alarme s'était déclenchée pour rien ?

Mais, tout au fond du local, je remarquais un trou dans la verrière qui s'élevait à six mètres de hauteur. Sur le mur, des traces de doigts montraient que quelqu'un avait tenté de s'accrocher pour freiner la chute. À cause d'un étau à pied placé en dessous, l'atterrissage avait dû s'avérer douloureux.

Aucun doute, un visiteur inopportun se cachait ici. Nous avons fouillé le rez-de-chaussée puis le dessus de la chambre forte, qui mesurait une dizaine de mètres carrés. Après, l'un des inspecteurs monta sur la mezzanine située au-dessus du bureau.

C'est là qu'il débusqua, dissimulé parmi des cartons, un individu d'environ 25 ans. Celui-ci, arrivé en bas, resta calme malgré la situation. Il soupira :

- Wallah, j'y pas d'chance, j'suis sorti d'prison y'a trois s'maines...

Ils l'embarquèrent manu militari. Le lendemain, je fis réparer la verrière. J'allais ensuite au commissariat pour faire ma déposition, comme les policiers de la BAC me l'avaient demandé. L'inspecteur qui m'accueillit me donna des précisions.

- Votre entreprise n'était pas visée. Le prévenu ne venait pas pour vous.

- Bonne nouvelle, mais comment en être certain ?

- Avec des complices, il était en train de cambrioler un magasin proche du vôtre. La BAC est arrivée, ce qui les a obligés à fuir. Ils sont partis par les toits, chacun de son côté.

- Et lui ?

- C'est le malchanceux de la bande. Il est passé au travers de la verrière. D'ailleurs, il s'est cassé le poignet en tombant. Sur un étau, d'après ce qu'il nous a dit.

- À cinquante centimètres près, il aurait évité un plâtre.

- Ses compagnons de cellule le signeront, ça lui fera un souvenir...

En repartant, je pensais que, contrairement à ce que pensait le fonctionnaire de police, mon cambrioleur avait été chanceux. Après une chute de 6 mètres, son poignet avait percuté un étau. Cela aurait pu être la tête...


L'un de mes clients, un convoyeur de fonds, me raconta en quoi consistait son métier. Je dressais l'oreille lorsqu'il me dit :

- Deux fois par semaine, nous déposons des sacs d'espèces à l'Assemblée nationale. C'est pour les menues dépenses de ces messieurs... Nous ne sommes pas les seuls, un autre transporteur le fait aussi.

- Et combien cela représente-t-il en tout ?

- Aucune idée, probablement quelques millions de francs. Le tout en monnaie sonnante et trébuchante...

- Vous voulez plutôt dire en billets.

- Oui, c'est plus léger.

Une telle confidence était assez déroutante. Avant, je pensais que les parlementaires réglaient tout par chèque ou carte de crédit, afin d'être transparents dans leurs dépenses. Apparemment, tel n'était pas le cas.

Heureusement, ils ne tombaient pas par les toits, contrairement aux cambrioleurs.


Le 25 juillet 2000, j'étais en déplacement dans le sud de la France. En écoutant la radio dans ma voiture, j'entendis une mauvaise nouvelle. Le Concorde venait de s'écraser à Gonesse, non loin de Paris.

Jacques Chirac, qui rentrait de Tokyo au même moment, avait pu observer la catastrophe par un hublot. Il était à bord de l'avion présidentiel qui venait de se poser. Curieuse coïncidence ou message ?

Dans la soirée, je découvris les images. Le bel oiseau blanc volait avec ses réacteurs en flammes, suivi par un panache de fumée noire. Cela avait quelque chose d'irréel. Cet avion était considéré comme l'un des plus sûrs de tous.

Confusément, je sentais que le monde était en train de changer. Mais comme la plupart des Français, j'ignorais alors qu'il allait le faire beaucoup plus vite qu'avant.


Un jour, j'allais chez mon garagiste pour faire réparer ma voiture. Par rapport à mon entreprise, il était situé de l'autre côté de la rue, dans la cour d'un immeuble. Après avoir inspecté mon véhicule, nous avons discuté devant les portes de son atelier.

C'est alors que j'ai remarqué un obus de 75, juste en dessous d'une cuve de gaz alimentant la chaufferie du bâtiment. Je m'en approchais, m'apercevant qu'un liquide coulait entre le projectile et la douille. Ce n'était pas bon signe.

- Ah, c'est cet engin que vous regardez ? Il était au fond de la réserve où il gênait mes mécaniciens. À force de donner des coups de pied dedans, il a fini par échouer là.

Je sentis une voix monter dans ma tête : « Mais il est complètement inconscient ! »

- Sous la cuve de gaz, ça ne vous fait pas peur ?

- Si, un peu quand même... Mais s'il devait exploser, il aurait eu largement le temps depuis la Libération, pas vrai ?

- Il commence à suinter. Il ne faut surtout pas le laisser à cet endroit.

Je lui proposais de l'en débarrasser, ce qu'il accepta. Je revins un peu plus tard avec une boîte en carton garnie de mousse pour évacuer l'objet. De retour dans mes ateliers, je contactais le service de déminage par l'intermédiaire du commissariat.

Les spécialistes passèrent le lendemain après-midi. Ils étaient habillés en civil. L'un d'eux examina le spécimen :

- C'est un obus de 75 mm, du classique. Mais il suinte, vous avez bien fait de nous appeler...

L'un d'eux emporta l'engin en le prenant directement en main. Je les raccompagnais dans la rue, remarquant que leur camionnette était totalement banalisée. Aucun signe particulier n'aurait permis de distinguer celle-ci dans les embouteillages de la capitale. Ils repartirent comme ils étaient venus, pour ainsi dire sans laisser de traces.

Si les choses s'étaient mal passées, l'obus aurait pu exploser sous la cuve de gaz, détruisant l'immeuble placé devant, le tout à 500 mètres du périphérique parisien. Vous imaginez un peu le résultat ?


Mon entreprise se trouvait à quelques pas d'une station de métro, dans une localité accolée à Paris. C'était un atout en 1950 mais nous étions au XXIe siècle. Depuis quelques décennies déjà, la population locale avait changé. Désormais, elle respectait les standards de la mixité sociale et du vivre ensemble.

Dans ce domaine, je vivais dans le futur : ma ville avait de l'avance, probablement une vingtaine d'années par rapport au reste de la France. Presque à toute heure de la journée, on pouvait manger un kebab.

Par ordre d'importance, les autres spécialités culinaires étaient le couscous, la cuisine vietnamienne et les pizzas. Autrefois, des indigènes peuplaient le quartier. Comme ils étaient presque tous partis, le steak-frites venait en dernier.

Les boutiques des coiffeurs étaient des machines à remonter le temps. On y retrouvait les vieux fauteuils mécaniques en cuir rouge des années 1960, les coupes au rasoir et le même prix qu'à l'époque, comme si l'inflation n'était pas passée par là.

En période de Ramadan, les loukoums fleurissaient dans les vitrines des boulangers à côté des autres sucreries orientales. En toute période de l'année, on pouvait acheter du pain à la semoule. La plupart du temps, il sortait du four avec un parfum de friandise. Manger hallal n'était pas un problème.

Le folklore et ses traditions animaient le quartier. À partir de midi, la chaleur humaine s'exprimait autour du carrefour : les gens se serraient la main. Dans le même geste, ils échangeaient de petits sachets contre quelques billets. Des jeunes passaient dans de belles Mercedes décapotables, musique à fond. D'abord du Raï à la fin des années 1980, puis du rap à partir de 1990.

Le soir, quelques passantes erraient près de la sortie du périphérique, histoire de finir la journée en beauté. Parfois, à la faveur de la nuit, on entendait les essais vocaux de futurs espoirs de la chanson. Leurs hurlements provenaient des parkings d'à côté.

Vous pouviez marcher au beau milieu des trottoirs sans difficulté, à condition de porter la bonne couleur de peau. Autrement, il fallait rentrer les épaules et raser les murs pour éviter de se faire percuter. Le couvre-feu n'existait pas. Cependant, mieux valait rentrer chez soi avant 20 h.

Je n'exagère rien. Je vous raconte ce que j'ai vécu. Par bonté d'âme, je vous ai même épargné les détails.


Dans ce petit paradis sur Terre, des portes blindées protégeaient mes ateliers. Une chambre forte d'une dizaine de mètres carrés abritait un coffre massif. Une caméra de surveillance protégeait l'entrée.

Deux systèmes de sécurité défendaient mes locaux, dont l'un relié à une centrale de surveillance. En cas de problème, la police serait arrivée sur place en l'espace d'une dizaine de minutes.

Dépassé par autant de bonheur, je n'arrivais plus à dormir sur mes deux oreilles. Cela créait une tension permanente capable d'entamer le moral de quiconque.

Un jour, un client entra dans mes ateliers et me dit :

- Dites, le type accroupi dans la cour, c'est normal ?

Je jetais un coup d'œil. Depuis quelques années, un restaurant kebab ornait l'entrée de l'immeuble. À quelques mètres devant mes portes blindées, l'un des employés faisait une séance de gymnastique sur un petit tapis. Orienté en direction de la Mecque, on pouvait l'entendre marmonner : « Allahou Akbar... Bismillahi rahmani rahim... »

J'avais l'habitude de voir ce spectacle. N'étant pas raciste, je n'y faisais plus attention depuis longtemps. Marcher dans cet Eden avec un étui à fusil, c'était comme avancer dans la savane avec une carabine à éléphants.

Autant d'exotisme n'était pas bon pour mes affaires.


Pendant longtemps, mes clients n'avaient pas peur de marcher dans mon quartier. Mais ce n'était plus le cas maintenant, car la ville avait beaucoup changé.

Cependant, partir était-il la bonne solution ? L'un de mes confrères versaillais venait de déménager. Il m'avait raconté son problème. Une pétition circulait contre lui pour qu'il ferme ses nouveaux locaux. La plupart des habitants de sa rue l'avaient signée. Ils craignaient deux choses : que la présence d'un magasin d'armes ne dévalue la valeur de leurs appartements ; et aussi les nuisances. Pourtant, mon confrère n'utilisait ni machines ni traitements chimiques, contrairement à moi.

D'autre part, s'installer ailleurs supposait le concours des établissements financiers. Or, depuis le décret de 1995, les banques savaient que la moitié de la profession avait mis la clé sous la porte, et que les hommes politiques pouvaient, s'ils le souhaitaient, interdire notre métier en quelques traits de plume.

De plus, la disparition des concurrents ne consolidait pas le chiffre d'affaires des survivants. Étant donné la diminution du nombre d'armes en vente libre, le marché se rétrécissait. Par contre, les charges augmentaient après année. Il fallait bien payer tous les fonctionnaires qui ne faisaient que 35 heures par semaine, eux...

À chaque fois que nous réglions des impôts et des taxes, nous enrichissions ceux qui nous condamnaient progressivement à la misère. Et nous étions fiers d'y arriver ?

Nous avions des pistolets et des fusils, mais nous ne pouvions pas les utiliser pour nous défendre.

Le contenu de nos magasins devenait de plus en plus réglementé, à cause du décret-loi de 1939 dont l'article 41 faisait obligation d'un vote à l'Assemblée nationale, qui n'avait jamais eu lieu. Le pouvoir ne respectait même pas les textes qu'il avait écrits...

Les lois devenaient plus sévères à chaque fois que l'insécurité augmentait, je l'avais remarqué. À cause de celles-ci, quelques-uns de mes confrères travaillaient dans le plus beau bunker de leur quartier. Leurs vitrines étaient vides - d'ailleurs, certains n'en avaient plus - montrant qu'ils n'attendaient rien de la clientèle de proximité. Pourtant, celle-ci est la base même de tout commerce.

Ils espéraient qu'avec un peu de chance, ils pourraient atteindre l'âge de la retraite dans ces conditions ; sauf que la confiance en un gouvernement, l'espoir et la chance ne sont pas des stratégies.

Parfois, ils n'osaient plus écrire « Armurerie » sur la devanture. Pour ma part, j'avais une belle enseigne avec un Saint-Eloi peint à la main, juste à côté de l'inscription : « Armes fines ». Vu comment le quartier avait changé, c'était presque de la provocation.

Des raisons morales venaient compléter le tout. Je voulais exercer mon métier de manière digne. Mais les nouvelles lois nous le permettaient-elles encore ? En effet, en tant que professionnels, nous notions les identités des acheteurs dans nos registres.

Dès lors, il devenait possible de confisquer leurs armes, puisque les adresses et les noms étaient connus. Il s'ensuivait que nos clients n'étaient plus vraiment propriétaires, mais plutôt détenteurs. En quelque sorte, nous les dénoncions par avance.

Mes problèmes de santé s'ajoutaient à ce panorama. Depuis ma jeunesse, l'état de mes jambes me causait des soucis.

Pour toutes ces raisons, lorsque je pensais à mon métier, je commençais à peser le pour et le contre.


Un après-midi, l'un de mes bons clients, que je connaissais depuis des années, m'apporta un British Bulldog à réparer. Il souhaitait faire adoucir la détente qu'il trouvait rugueuse.

Il commença à manipuler son révolver pour me montrer les points durs. S'agissant d'une arme ancienne, je ne m'inquiétais pas. Grave erreur.

Le chien s'abattit et, brusquement, le coup partit. La balle passa à deux centimètres de mon visage et traversa une vitre devant mon établi. Elle continua dans mon bureau en évitant le fauteuil de direction en cuir, puis termina sa course dans une fenêtre.

Mes oreilles sonnaient à cause de la déflagration. Mon client était livide. Tout tremblant, il laissa échapper :

- Je suis vraiment désolé...

Je le savais très prudent puisque je le voyais depuis des années. Jamais je n'aurais pensé qu'il se serait déplacé avec une arme ancienne chargée. Comment cela avait-il pu arriver ? Il me répondit :

- Je l'utilise aussi pour me défendre. J'ai fabriqué quelques munitions à poudre noire. En cas de contrôle, c'est moins pire qu'avec un pistolet ou un révolver moderne, non ? Et puis, comme un imbécile, j'ai oublié de sortir les cartouches.

Et moi, trop confiant, j'avais négligé de vérifier. Pourquoi ? Parce que d'habitude, il faisait très attention. Mais apparemment, pas cette fois-ci...

- Finalement, monsieur Féron, nous n'allons peut-être pas adoucir la détente. Mieux vaut la laisser dure comme elle est.

- Franchement, je le pense aussi.

Il se proposa de payer les vitres brisées et j'acceptais. Je restais d'un calme olympien. Mes mains ne tremblaient même pas. Tout avait été trop rapide. Par contre, vu l'attitude de mon client, je me demandais s'il se pardonnerait sa négligence un jour.

Peu avant, j'étais dans la ligne de feu de deux inspecteurs de la BAC. Jamais deux sans trois ? La sécurité dans le quartier était illusoire. J'interprétais ces accidents comme des signes du destin, un avertissement que mon ange gardien m'envoyait.

Un de mes amis, Joël, gérait un supermarché non loin de mes ateliers. Des malfaiteurs l'avaient braqué à trois reprises. La dernière, une voiture lui était passée dessus. Il s'était retrouvé sous le châssis. Le canon d'un fusil à pompe posé sur la tête, il avait donné sa mallette sans discuter. Je le revois encore me raconter cette histoire avec une sorte de calme glacé.

Un convoyeur de fonds était également mort à quelques rues de là.

Je me souvenais aussi de monsieur Saint-Jean. Au début des années 1970, il avait été assassiné par deux braqueurs dans son magasin. Si je restais ici, je savais qu'il y aurait une prochaine fois : y laisserais-je ma peau ?

D'autre part, le monde de l'armurerie se portait mal. Dans le contexte de l'époque, prendre des risques était-il financièrement justifié ? Mes oreilles bourdonnaient encore. Une fois de plus, je pesais le pour et le contre. C'est à ce moment-là que je décidais d'arrêter.

Il me faudrait plusieurs mois pour réaliser ce projet, le temps de livrer tous les clients, solder les comptes et accomplir les formalités nécessaires. Étant donné la conjecture, je savais bien que personne n'achèterait mes ateliers.


Dans l'après-midi du mardi 11 septembre 2001, je me rendais dans un magasin acheter une souris pour mon ordinateur. En passant devant le rayon des téléviseurs, je remarquais des images incroyables sur les écrans grand format. Deux immenses tours étaient en feu. Une épaisse fumée noire s'en dégageait. Malheureusement, le son était coupé.

Je continuais à regarder en pensant : « Ce film a l'air pas mal, les effets spéciaux sont plutôt réussis, il faudra que j'aille le voir au cinéma ». Mais la même séquence repassait en boucle entre deux apparitions d'un journaliste. Je compris alors qu'un événement grave se déroulait quelque part dans le monde.

De retour dans mes ateliers, j'allumais la radio et entendis les informations sur RTL. Deux avions de ligne venaient de s'encastrer dans les tours du World Trade Center. Il s'agissait du plus grand attentat terroriste de tous les temps.

Les Twins Towers s'effondrèrent peu après. D'après les nouvelles qui tombaient sans discontinuer, une troisième tour était en flammes. Selon un correspondant spécial, les pompiers devaient la dynamiter pour qu'elle s'écroule dans un périmètre sécurisé. Comment les soldats du feu s'y prendraient-ils ? Étant donné la gravité de l'événement, cette question passa au second plan pour moi.

Il fallait s'attendre à d'importants changements dans la politique américaine, c'était évident.

Deux mois avant, j'avais contacté le ministère de la Défense pour clôturer mes autorisations. J'étais tombé sur une fonctionnaire charmante qui voulait en savoir plus :

- Ah, vous fermez ? Vous nous abandonnez ?

Apparemment, j'étais bien vu à la DGA, mais je le savais depuis que j'avais eu le major en ligne. Je répondis :

- À vrai dire, ce serait plutôt le contraire. Vous avez remarqué l'hécatombe dans la profession ?

- Oui, bien sûr. Nous sommes au courant... C'est dommage.

- À qui le dites-vous...

Au début de l'automne, je mettais fin à mon entreprise. Mes ateliers étaient complètement vides, ne contenant plus aucune arme ni machine. Cela me fit un choc en les regardant pour la dernière fois. J'avais l'impression d'être le génie rentré dans sa lampe, attendant de nouveaux souhaits à exaucer...

Puis j'accomplis un dernier geste symbolique : rendre les clés du local à sa propriétaire. Elle avait l'air déçue de me voir partir. Je devinais qu'elle n'arriverait pas à relouer l'endroit facilement.

Je lui tendis le trousseau, il était plutôt lourd. Brusquement, je réalisais que je me débarrassais d'un poids énorme, dont je n'avais même pas idée lorsque je l'avais reçu.

Peu après, à partir du 1er janvier 2002, l'euro fut mis en circulation. Je remplaçais progressivement mes francs par les billets européens au décor impersonnel. Dans le magasin Leader-Price en bas de chez moi, une baguette coûtait alors 0,33 euro.

Monsieur 100 000 volts avait-il encore du jus ? Non, il venait de s'éteindre à l'âge de 74 ans. Belphégor n'habitait plus au Louvre, il errait dans les rues. Tous les jours, je le voyais dans mon quartier. Apparemment, il avait le don d'ubiquité puisqu'il m'arrivait d'en croiser plusieurs d'un coup.


Je partais quelquefois en week-end en province. Mes nouveaux amis me questionnaient, voulant savoir d'où je venais. J'en profitais pour leur décrire mon quartier : les kebabs, les loukoums, les pains à la semoule, les narguilés dans les solderies, les tapis de prière dans les arrière-cours des boutiques... Bref, la casbah.

Ils m'écoutaient alors en se demandant s'ils devaient me croire ou pas, un peu comme si je débarquais de la planète Mars ou du futur. À cette époque, qui aurait pu supposer que cela s'étendrait progressivement à toutes les métropoles de France ?

Ils n'arrivaient même pas à s'imaginer ce que je leur racontais.

Pourtant, plus tard, un président de la République, François Hollande, parlerait de « partition de la France » dans le livre « Un président ne devrait pas dire ça » paru en 2016 : « Comment peut-on faire que la France vive ensemble, comment peut-on redonner un lien entre tous les Français, comment peut-on éviter la partition ? Car c'est quand même ça qui est en train de se produire : la partition. »

Mais revenons au présent de mon histoire...


La deuxième guerre du Golfe commença en mars 2003. C'était l'une des conséquences directes des attentats du 11 septembre 2001. Les images des bombardements ciblés sur l'Irak défilaient sur CNN. Je supposais que les préfectures devaient envoyer du courrier à mes confrères comme elles l'avaient fait en 1991, mais cela ne me concernait plus.

Je redoutais une explosion sociale dans notre pays. Elle se produisit à la fin de l'année 2005. Dans les médias, certains commentateurs parlaient de « La guerre des banlieues » pour désigner les émeutes qui se déroulèrent entre le 27 octobre et le 16 novembre.

Étant donné leur ampleur et leur violence, les armuriers pouvaient craindre que des mesures disproportionnées soient prises à leur encontre. Les voitures brûlaient, les policiers recevaient des tirs de mortiers. Le mouvement commençait à faire tache d'huile en France : Lyon, Rennes, Angers, Toulouse...

Même à une cinquantaine de kilomètres de la capitale, deux écoles avaient été incendiées dans la localité où mon père s'était établi au milieu des années 1960. Par la suite, on dénombrerait plus de 200 communes touchées.

Il était question d'instaurer des couvre-feux dans certaines villes, ainsi que de décréter un état d'urgence comme pendant la guerre d'Algérie.

À ce moment-là, j'étais à Levallois chez ma compagne. Dans les journaux télévisés du soir, les images des bâtiments embrasés par les incendiaires se succédaient. Le week-end approchait. D'après les informations, les jeunes des cités devaient se rendre sur les Champs-Elysées le samedi. Au programme : une grande émeute, prélude à un embrasement général.

Dans les rues de Levallois, localité pourtant bourgeoise, des individus issus des quartiers préparaient l'événement. Je les voyais aller et venir dans les rues et les fast-foods, ce qui était totalement inhabituel. Étant donné l'endroit où je travaillais avant, j'avais l'œil pour ce genre de choses.

Selon une rumeur, la préfecture prévoyait de verrouiller Paris pour éviter les troubles. Or, une capitale bouclée devient une nasse, pas moyen d’en sortir. Cela commençait à sentir la fumée pour de bon.

Par prudence, ma compagne et moi avons préparé nos bagages. Nous sommes partis le vendredi dans la nuit. Notre idée était de partir quelques jours en province, le temps que la situation se calme. Par chance, nos activités nous laissaient cette liberté. À cette époque, je développais des logiciels en qualité de programmeur indépendant. Deux ans plus tard, je deviendrais journaliste et j'aurais une carte de presse officielle, mais je ne le savais pas encore.

Mon ancienne entreprise se trouvait au cœur de la zone sinistrée, juste au-dessus de Paris. Si mes ateliers avaient été en activité, il est probable qu'ils auraient été mis à sac. Peut-être même incendiés. Les portes blindées auraient pu résister quelques heures, guère plus. Même chose pour la chambre forte. En fermant, je pensais donc que j'avais fait le bon choix. Les événements me le démontraient.

Au lieu de monter la garde avec un fusil devant mon établi, je visitais la campagne avec ma jolie blonde. Je l'appelais tendrement « Ma Claudia Schiffer ». Elle était originaire de Suisse allemande. Nous profitions de la nature et de la tranquillité. C'était tout de même mieux ainsi...

Les échos de la guerre civile embryonnaire nous parvenaient faiblement. Heureusement, le début d'insurrection se calma progressivement.

D'après les informations que je recevais, il semblait que le gouvernement avait décidé d'acheter la paix sociale. En effet, les choses revinrent au calme après deux semaines environ.

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