
Le temps des hommes de fer - XXII

Sorbonne et Naxos
En 1939, alors que la Deuxième Guerre mondiale devenait imminente, le gouvernement décida de réduire le nombre d'armes en circulation. Pourtant, il est stupide de désarmer une population à l'approche d'un conflit majeur. Était-ce la décision de hauts fonctionnaires incompétents ou de traîtres ?
Dans le courant du mois d'avril 1939, le décret-loi réglementant la détention des armes fut imprimé dans le Journal officiel. Avant cette date, n'importe quel citoyen pouvait acheter autant de fusils et de pistolets qu'il le voulait. Il pouvait les conserver librement chez lui, sans aucune obligation de figurer dans un dossier national.
Logiquement, le peuple aurait dû se lever en criant : « Forfaiture ! Loi scélérate ! » ne fut-ce qu'au nom de ses ancêtres ayant participé à la Révolution française. Mais les congés payés apparus en 1936 calmaient les velléités de ce genre.
Quoi qu'il en soit, comme tous les armuriers le savent, l'ancienne réglementation française d'avant 2013 reposait sur le fameux décret-loi du 18 avril 1939, qui n'a jamais été ratifié par les Chambres de la IIIe, IVe et Ve République, alors que son article 41 le prévoyait expressément : « Le présent décret sera soumis à la ratification des Chambres, conformément aux dispositions de la loi du 19 mars 1939 ».
Donc, il aurait donc été logique de considérer cette loi comme caduque. Puisque L'État n'en respectait pas les articles, il reconnaissait qu'elle n'avait aucune valeur. Où était le flou juridique dans ces conditions ?
Pour cette raison, certains prétendaient que les lois françaises sur l'armement étaient anticonstitutionnelles, malgré le décret du 12 mars 1973, du 6 janvier 1993 et du 6 mai 1995, parce que ceux-ci reprenaient l'essentiel de la codification de 1939.
Mais aucun armurier n'avait jamais osé le dire. Tous, sauf un...
Pour les besoins du récit, nous l'appellerons Naxos, du nom de son île natale en Grèce. Il avait racheté l'une des plus importantes armureries parisiennes.
Plein d'enthousiasme, il s'était lancé dans le projet de recréer les boîtiers Brevex super-magnum. Pour profiter de ses largesses, beaucoup de personnes lui avaient fait miroiter monts et merveilles, ce qui fut l'objet de bien des désillusions pour lui.
Néanmoins, il arriva à produire une petite série de carabines gros-calibre pour l'Afrique. Par la suite, il confia la succession à son fils. Quelques années plus tard, l'armurerie devint une coutellerie et ne s'occupa plus des armes à feu.
Lorsque je fis sa connaissance, Naxos s'occupait d'un restaurant situé non loin du Sénat. Il m'avait contacté par téléphone et raconté son histoire. J'avais déjà entendu parler du personnage. J'étais donc curieux d'en apprendre davantage.
Il m'accueillit de manière très cordiale, quasiment à bras ouverts. Il fit servir devant moi un cuissot de sanglier entier.
- Vas-y, sers-toi ! Fais comme chez toi !
Sa manière de parler était rocailleuse avec un fort accent. Parfois, on éprouvait des difficultés à le comprendre. Par moments, j'avais l'impression de voir Zorba le Grec en personne, mais en plein cœur de Paris. C'était assez stupéfiant.
Au cours du déjeuner, nous avons parlé d'armes, bien évidemment. Je constatais que nous avions à peu près les mêmes goûts, nous aimions les belles mécaniques. Il avait aussi un côté hyperactif, il ne pouvait pas rester sans projet, sans défi à relever. Je pense que sa tension artérielle ne devait jamais tomber en dessous de 17, à voir la passion qui l'animait et l'énergie qu'il y mettait.
Son dossier du moment, c'était la réglementation française sur les armes. Il prétendait que celle-ci était anticonstitutionnelle, puisqu'elle n'avait jamais été ratifiée par les Chambres depuis 1939, et que l'on avait changé de république à deux reprises entre-temps.
Il disposait d'un conseiller juridique que nous appellerons Sorbonne, puisqu'il s'agissait d'un professeur de droit travaillant dans la célèbre université du Quartier Latin. Celui-ci avait étudié le dossier en profondeur. D'après lui, toute la réglementation française sur l'armement était anticonstitutionnelle.
Sorbonne et Naxos en étaient tellement certains qu'ils avaient saisi le Conseil d'État. Ils avaient aussi prévenu les principaux médias. Mais, curieusement, aucun n'avait jugé bon d'écrire un article sur la question, pas même dans les revues de chasse et de tir.
C'était d'autant plus inexplicable que la presse disposait à la fois de deux interlocuteurs, Naxos et Sorbonne ; et aussi de contradicteurs aguerris en matière juridique, puisque l'État ne se serait pas laissé faire.
En effet, si Sorbonne et Naxos avaient raison, il s'ensuivait que toutes les personnes condamnées sur la base de ces textes auraient dû être dédommagées, leur condamnation annulée et retirée du casier judiciaire. Peut-être était-ce la raison du silence des journaux, de la radio et de la télévision ?
Pour ma part, je savais bien que leur dossier n'avait aucune chance d'aboutir. Mais Naxos, avec les informations dont il disposait, pensait qu'en France, force restait au droit.
Dans le cadre de la construction européenne, la réglementation sur les armes allait changer, tout le monde le savait. Encore un peu de patience et le problème serait réglé. Faire traîner le dossier jusque-là suffisait...
Une dizaine d'années plus tard, le 22 juin 2010, le rapport d'information n° 2642 de la Commission des lois constitutionnelles retraçait l'historique du décret-loi de 1939, malgré un certain embarras devant le problème de constitutionnalité :
« Originellement, le contrôle des armes à feu découle du décret-loi du 18 avril 1939, texte de nature réglementaire puisqu'il n'a jamais été ratifié par les Chambres. »
L'astuce sémantique consistait à lui reconnaître une nature réglementaire, sous prétexte qu'il était appliqué et que c'était un fait accompli. Mais il n'en restait pas moins que... ce texte ayant force de loi n'était jamais passé devant le Sénat ni fait l'objet d'un vote à l'Assemblée nationale, alors que c'était expressément prévu.
Dans ces conditions, quid de la légitimité du décret-loi de 1939 et de tous les articles s'y référant ? Voilà pourquoi Sorbonne et Naxos estimaient que la réglementation sur les armes était anticonstitutionnelle.
Avec les nouveaux textes parus depuis, le classement des armes ne donne plus lieu à des catégories numérotées (1ere, 4e, 5e, 7e et 8e) mais par lettres (A, B, C, D). Par conséquent, le texte de 1939 n'est plus d'actualité et, désormais, nous appliquons les directives européennes transcrites en droit français. Adieu, Sorbonne et Naxos...
Il n'empêche qu'ils étaient les seuls à avoir levé ce lièvre, alors que les syndicats d'armuriers auraient pu le faire avec quelques décennies d'avance. Pourquoi cette carence en la matière ?
Dès lors, on comprend mieux pourquoi ces organismes ne s'en sont pas fait l'écho. Si, d'aventure, on leur posait la question aujourd'hui, je suis certain qu'ils trouveraient une excellente excuse, car il en va de leur sérieux professionnel. Non ?
Il n'en reste pas moins que des gens ont été condamnés sur la base d'une loi qui n'a jamais été votée, alors que la Constitution et les principes les plus élémentaires du droit l'exigeaient. Le tout, pendant plus d'un demi-siècle... Bel exemple de démocratie !
Le plus vieux métier du monde n'est pas la prostitution, mais l'armurerie. En effet, avant d'échanger une peau de bête contre des faveurs sexuelles, il faut d'abord aller à la chasse. Or, qui fabriquait les arcs et les flèches ? Les lointains ancêtres des armuriers.
Mais le verbe reste difficile. Un armurier devrait-il dire « Je fais du mieux que je peux » alors qu'il gagne sa vie grâce à des armes pouvant tuer ?
Si l'on décide de ne pas tuer, on ne devrait pas vendre ou réparer des objets qui le peuvent. C'est comme si l'on disait qu'il ne faut pas se droguer tout en vendant des stupéfiants.
Comment prétendre que l'on fait de son mieux, alors que l'on ne fait rien pour résoudre cette contradiction ?
Pour exercer ce métier, il faut accepter que le fruit de son travail puisse tuer les autres. Mais inviteriez-vous à votre table quelqu'un ayant fait ce choix, étant donné que vous faites partie - à votre corps défendant - des autres ?
Il s'ensuit qu'un armurier ne devrait jamais dire qu'il fait du mieux qu'il peut. Pour ma part, je préfère la formule : « Monsieur, nous avons mis tout notre art dans l'arme que nous vous livrons aujourd'hui ».
Curieusement, nous créons nos prisons nous-mêmes. Nous les appelons des ateliers, des boutiques. Nous disons : « Je ne suis pas prisonnier puisque j'ai les clés ». Et nous revenons jour après jour, année après année. N'est-ce pas la définition d'une peine à perpétuité ?
Pendant tout ce temps, nous n'arrêtons pas de payer, et nous sommes mêmes fiers d'y arriver ! Pour rappel, un entrepreneur sera imposé environ à 70 % sur ses profits, une fois réglés tous les impôts et taxes. Cerise sur le gâteau : nous sommes contents lorsqu'un article paraît sur nous dans la presse, qui créera des vocations parmi les jeunes futurs esclaves.
Or, l'armurerie ne devrait-elle pas être, par définition même, le métier des hommes libres ?
Malheureusement, nous vivons dans un monde où la plus puissante des nations s'est construite sur le génocide, le servage et la bombe atomique. C'est la recette du succès. Quoi de plus normal ? L'instinct de survie nous oblige à trouver des ressources, d'où le sens de la prédation dont découlent les rapports de domination. Voilà pourquoi les conflits s'enchaînent comme le tic-tac d'un métronome.
Certes, le cinquième commandement dit : « Tu ne tueras point », mais combien de soldats le respectent ? On pourrait même ajouter un onzième : « Tu ne réduira point ton prochain en esclavage ni ne l'exploitera ».
La seule chose qui puisse sauver l'espèce humaine est la philosophie, c'est-à-dire l'étude de la sagesse. Il nous faudra probablement quelques millénaires supplémentaires avant que tout le monde comprenne cela.
De passage à Paris, un Américain sonna à la porte de mes ateliers. Il venait de casser la crosse de son fusil Winchester lors d'un ball-trap. Il souhaitait une réparation en urgence, étant donné qu'il devait repartir aux États-Unis quelques jours plus tard.
Les cheveux d'un blanc quasiment immaculé, portant avec prestance un costume de bonne facture, je me demandais quel genre d'entreprise il gérait dans son pays. Visiblement, la fortune avait frappé à sa porte, cela se sentait dès les premières secondes. Pourtant, il était d'un abord simple, pas le moins du monde hautain.
Une petite lueur s'alluma dans ses yeux lorsqu'il aperçut, au-dessus d'une vitrine, un exemplaire de la Déclaration des droits de l'homme. C'était la version peinte par Barbier vers 1789. À gauche, une femme y brisait les chaînes du servage. À droite, un ange désignait de son sceptre un delta lumineux en forme de triangle maçonnique. Avec un petit sourire, il me dit :
- Cela fleure bon ici. Je sens de bonnes vibrations dans votre atelier.
J'en déduisis que nous appartenions probablement au même club philosophique, bien que celui-ci soit établi des deux côtés de l'Atlantique. Quelques jours plus tard, il récupéra son fusil avec une crosse neuve, soulagé de pouvoir rentrer chez lui avec son arme.
J'ignore pourquoi, mais il me raconta un souvenir de sa jeunesse. Je sentais vaguement qu'il avait l'impression de me faire un cadeau ainsi.
- Lorsque j'apprenais l'ajustage, notre professeur avait demandé à toute la classe de fabriquer un écrou papillon. Comme j'étais habile, j'avais terminé avant tout le monde. Je montrais mon travail à l'enseignant, puis je lui demandais si je pouvais partir maintenant, puisque j'avais terminé.
- Et après ?
- Plutôt que de me laisser partir, mon professeur me demanda de fabriquer 100 écrous papillon pour le lendemain. Au lieu de me récompenser, il me punissait, ce que je trouvais injuste.
- Oui, en effet.
- Aussi, à la sortie des cours, je suis allé dans une quincaillerie pour acheter une centaine d'écrous papillon. Rentré chez moi, je les ai frottés avec de la toile émeri, juste pour leur donner un côté artisanal.
- Astucieux...
- Le lendemain, mon professeur a cru que je les avais vraiment fabriqués. Il n'a pas vu la différence. Par la suite, si j'ai réussi dans les affaires, c'est en partie grâce à cette histoire...
Pourquoi me racontait-il cette anecdote ? Somme toute, il m'expliquait : « Pourquoi faire vous-même une chose que les autres font déjà ? » Mais cette belle logique s'écroulait devant les métiers d'art, parce que les signatures ne sont pas équivalentes : tous les papillons ne se valent pas, les plus beaux sont ceux qui s'envolent.
Finalement, quel était le mieux pour lui : contempler le montant, probablement astronomique, de son compte bancaire, ou regarder un beau travail issu de ses mains ? Dans mon atelier, peut-être éprouvait-il le besoin de justifier son choix.
De toute manière, peu importe ce que nous possédons, puisque la vie nous reprendra tout. Ce sera plus ou moins long : soit en quelques décennies, soit en un claquement de doigts, de manière imparable comme si c'était déjà écrit. Ce ne sont que cendres ayant servi à purifier notre or intérieur, seule et unique chose que personne ne pourra jamais nous retirer.
Je disposais d'un deuxième exemplaire de la Déclaration des droits de l'homme. J'avais cherché un endroit de circonstance pour l'accrocher. Un jour, une amie de passage chez moi sortit des sanitaires, assez remontée, en s'exclamant :
- Que fait la déclaration des droits de l'homme dans les toilettes ? Tu te rends compte, un texte fondateur de la France ! Comment as-tu osé ?
- Tu l'as déjà lue complètement, toi ?
- Euh... Non.
- Et bien, dans cet endroit, tu auras le temps de le faire. Voilà pourquoi je l'ai mise là.
- Ah bon... Si c'est pour ça, je comprends...
En réalité, l'explication était un peu différente. Le droit de posséder une arme est défini dans le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis, qui établit que :
« A well regulated Militia, being necessary to the security of a free State, the right of the people to keep and bear Arms, shall not be infringed » (Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé).
Curieusement, il n'existe rien d'équivalent dans la Déclaration des droits de l'homme. Or, la liberté ne peut exister que tant que l'on dispose des moyens pour la défendre. Il s'ensuit qu'un peuple sans armes n'a que le droit de subir.
Selon les constitutionnalistes, la raison de cette absence est que, puisque l'utilisation d'armes pour protéger la liberté est évidente, il n'était pas nécessaire de l'inscrire dans le marbre des textes fondamentaux. Mais, dès lors, il devient possible de les interdire totalement si le législateur le souhaite.
En ce sens, les Pères fondateurs américains avaient été honnêtes sur cette question. Malheureusement, l'Assemblée constituante de 1789 - sur la base de laquelle la République française s'était construite - ne pouvait pas en dire autant.
Voilà pour quelle raison j'avais relégué la DDH dans un endroit où l'on se libère...

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