
Le temps des hommes de fer - XXI

Un métier sans secrets ou avec ?
En ce qui concernait les quadrillages des crosses, j'avais appris les bases avec mon père. Cela convenait pour une production classique, mais il fallait faire mieux pour les armes de luxe. Le petit coup de pouce supplémentaire m'avait été apporté par Franca Sabatti, dont c'était la spécialité première.
La principale aide que j'avais reçue de Franca est la forme des griffes de quadrille, car tout le « truc » est là. Il m'avait suffi de la regarder travailler. Il existe une géométrie des outils donnant de bien meilleurs résultats, permettant d'obtenir plus facilement la fameuse « pointe de diamant » à chaque arête. C'était ce qui me manquait au début.
Inutile de préciser que, quand j'entends un armurier dire « un armurier qui prétend tout faire est un menteur », je pense que c'est insultant pour ceux qui savent, car être incapable d'une chose ne signifie pas que les autres le soient aussi. Ceux qui parlent ainsi feraient mieux de retourner à l'école plutôt que de raconter n'importe quoi.
Nous avons tous des lacunes, certes. Mais le début de la sagesse est de le reconnaître, puis d'ajouter la corde manquante à notre arc, pas d'affirmer naïvement qu'une chose est impossible.
D'ailleurs, dans un atelier d'armurier-fabricant, mieux vaut être capable de faire tout le nécessaire. Mais jamais moins.
La finition en noir ne me posait aucune difficulté, puisque j'avais commencé jeune et disposais d'un laboratoire de traitements chimiques. J'y réalisais des bronzages à la couche tout autant qu'au bain rapide, selon les modèles d'armes.
J'avais également mis au point une coloration jaspée qui donnait d'excellents résultats. Ne contenant pas de cyanure, la toxicité s'en trouvait réduite d'autant. Cela m'évitait d'envoyer des pièces à traiter à Saint-Etienne, ce qui éliminait le risque de perte dans les transports. D'autre part, mon procédé ne déformait jamais les bascules ou les boîtiers.
J'arrivais même à jasper les lames d'extracteur des culasses Mauser K98 sans les endommager. Si vous voyez des lames d'extracteur jaspées, il y a de fortes chances qu'elles soient passées entre mes mains.
Je réalisais également les bleus thermiques, puisque mon atelier était équipé des dispositifs de chauffe adaptés. L'entreprise qui m'avait fourni mes rampes à gaz avait fabriqué celles pour la flamme des Jeux olympiques.
Les poses d'optiques ne me posaient aucun problème, puisque je savais faire les montages à crochets depuis que j'avais une vingtaine d'années. Par contre, régler la convergence d'un express me demandait souvent plusieurs visites au stand de tir. De ce côté-là, je perdais du temps. Il fallait trouver une solution pour aller plus vite.
Quelques années auparavant, M. Raick, des établissements Raick Frères, m'avait parlé d'un artisan liégeois qui réussissait ses réglages de convergence avec seulement 6 cartouches, grâce à une méthode connue de lui seul. Malheureusement, Raick n'avait aucune idée de la manière dont celui-ci opérait.
Avec la procédure classique, la moitié de la boîte de munitions y passe, en général. Il existe un moyen de calculer la distance entre les deux tubes avec le théorème de Pythagore, mais cela ne donne qu'une approche, à cause de la dilatation du canon lors du tir.
M'inspirant des marbres de garagistes pour redresser les châssis de voitures, je créais un cadre en métal équipé d'un vernier. Cela permettait de mesurer l'écart entre les tubes d'un double express très précisément. Malheureusement, cela n'apporta pas les résultats escomptés. C'était suffisant pour ébaucher le réglage, sans plus.
Entre le début de mes recherches et leur aboutissement, quatre années s'écoulèrent. Je ne m'y consacrais pas à plein temps, mais par périodes, selon les envies du moment.
Finalement, je réalisais un banc à partir d'une barre d'IPN sur laquelle je fixais un étau, de manière à pincer le canonnerie par les crochets. À l'autre bout, je plaçais un cadre métallique comportant des vis de réglage, pour le débattement horizontal et vertical des tubes. Afin de procéder à un alignement préalable, il était possible de voir à l'intérieur des canons.
En fabrication, j'utilisais un dispositif optique pour contrôler la convergence des tubes. Lors de l'essai en stand, je mesurais l'erreur de tir en millimètres. De retour à l'atelier, il n'y avait plus qu'à chauffer la soudure, tourner les vis de réglage pour reporter la différence constatée au tir, selon le point visé par le dispositif optique.
De cette manière, deux cartouches suffisaient. Les deux suivantes n'étaient là que pour confirmer. Finalement, M. Raick avait raison, ce qu'il m'avait raconté était parfaitement possible.
Voilà pourquoi il faut toujours écouter avec attention les anciens du métier.
Autrefois fort connues, certaines astuces ne sont pas des secrets de métier ; mais, ayant été oubliées, c'est tout comme. Prenons le cas du Niger. Imaginez : vous avez oublié de bronzer une vis de pontet, votre client arrive dans 10 minutes, que faire ? Il suffisait de chauffer celle-ci au bleu, puis d'y appliquer le Niger avec un tissu de coton, et enfin de la laisser refroidir dans de l'huile. Obtenue en un instant, la teinte était vraiment noire.
L'odeur caractéristique du Niger a hanté les ateliers d'armurerie de Saint-Etienne pendant des générations. Elle ne peut être confondue avec aucune autre. Mais qui s'en souvient aujourd'hui ? Les seules traces écrites sont l'encyclopédie Bécor de Lucien Corvée, ainsi que quelques vieux catalogues de fournitures pour armuriers.
Ce produit n'a pas tout à fait disparu. Vous pouvez toujours l'acheter facilement dans le commerce, à condition de le demander sous son vrai nom. Curieusement, beaucoup de diplômés sortent des écoles d'armurerie sans le connaître. Pourtant, c'était l'une des premières choses dont les apprentis se souvenaient. À s'en arracher les cheveux, mais c'est déjà trop dire...
Dans le genre « Je peux le faire, toi pas », il existe aussi de petits tours de main sans réelle importance. Dans mon laboratoire, j'étais en train de discuter avec un confrère, tout en bronzant une série de pièces au bain rapide. À raison, il remarqua :
- Tu n'as pas intérêt à mettre un doigt dans le bac, Christian.
- Oh, je le pourrais sans difficulté.
- Comment ça ? C'est un bain de soude caustique à 130 degrés ! Tu vas te brûler !
- Je ne plaisante pas. Si tu pariais contre moi, tu perdrais.
- Ah ça, je n'y crois pas.
- Eh bien, regarde...
J'ôtais mon gant en caoutchouc et préparais mon index, dont je plongeais la première phalange dans le bain rapide, tout en décrivant un cercle. Je ne dépassais pas le temps d'une seconde avant de refroidir mon doigt immédiatement.
- Tu vois ? Il n'y a aucun problème, c'est bête comme chou à faire.
Il me regarda avec des yeux ronds, comme si j'étais le diable en personne. J'ajoutais :
- Le plus important, c'est la préparation du doigt, comme tu m'as vu faire juste avant. Rien de plus qu'une astuce, cela n'a rien d'extraordinaire.
N'essayez surtout pas de reproduire cette expérience. Je vous le déconseille absolument. Certaines précautions bien précises sont à prendre, et je ne voudrais pas que vous vous blessiez. L'essentiel est de savoir que c'est possible.
Pour les étudiants qui me liront, évitez de bronzer au bain rapide les canons comportant des soudures à l'étain, car il a tendance à endommager celles-ci. D'autre part, il dissout les pièces en aluminium aussi facilement qu'un sucre dans une tasse de café. On le réserve uniquement pour les pièces en acier ou en fer. Il n'abime pas la brasure. Il ne colore pas l'or et l'argent.
Le métier d'armurier est constellé de tours de main et de secrets. Cela fait son charme. Tout au long des années, on ne cesse d'apprendre. Ce sont parfois des petits riens qui changent tout.
Par exemple, beaucoup de bronzeurs rencontrent des difficultés pour utiliser le campêche lors de la dernière couche, parce qu'ils ignorent le nom du principe actif qui donne le fameux reflet bleu sur certains canons. S'ils le connaissaient, ils achèteraient des extraits de meilleure qualité, contenant moins d'impuretés qui ne servent à rien, et leur problème serait réglé.
Comment faire coexister un bleu et un jaune thermique sur la même pièce ? Fabriquer un vernis au tampon par digestion, au lieu de la voie humide au bain-marie ? Comment faire disparaître un interstice autour des platines d'un vieux fusil, de manière quasiment invisible, en quelques secondes ?
A côté de ce qui précède, la recette à l'huile de lin pour traiter les crosses, l'astuce pour régler une carabine de petit calibre avec une seule cartouche, le truc pour obtenir une partie noir brillant et une autre noir mat sur la même culasse, ou faire ressortir en doré le puma sur les pistolets Thompson Contender, sont classiques.
La recette du vernis de Stradivarius est peut-être dans un vieux livre ? En tous cas, celle des aciers Damas au creuset, également appelé Wootz, s'y trouve. J'ai pu le constater. Ce procédé permettait de fabriquer des sabres capables de couper un morceau de soie jeté en l'air.
Dans la famille des secrets perdus, comment rendre les crosses des carabines africaines quasiment imputrescibles ? En utilisant d'autres dissolvants que les alcools simples et doubles - ces derniers étant trop dangereux pour la santé - il devient possible de faire pénétrer la gomme-laque à plus d'un centimètre de profondeur dans le bois.
Je dois également parler des canons à rubans. Conçus au temps de la poudre noire, ils ne peuvent pas supporter les charges modernes, comme chacun le sait. Du moins en principe, car la maison Gastinne-Renette avait trouvé, dans la deuxième moitié du 19e siècle, un moyen de les rendre beaucoup plus solides à l'aide d'un enroulage très spécifique.
Il ne s'agissait pas de damas anglais, ni de damas frisé type Boston, ni même de damas Idéal-Eclair de la Manufacture d'armes et cycles de Saint-Etienne ; mais de quelque chose de beaucoup plus astucieux, à partir d'une idée simple.
Je pense que cela résisterait au passage dans les bancs d'épreuve d'aujourd'hui. En tous cas, cela mériterait l'essai. Pour des armes de très haut luxe, ce serait une option hors du commun.
La liste de tout ce qui dort ainsi, perdu et oublié parmi les pages poussiéreuses, serait trop longue. Une chose est sûre, nous ne passons pas assez de temps à retrouver d'anciens savoirs, ce qui nous fait trop souvent réinventer la roue.
Ce qui compte n'est pas ce que vous avez, mais ce que vous êtes. En effet, qu'est-ce qui permet de matérialiser nos rêves ? Réunir un certain nombre de conditions sans en oublier aucune. Or, si vous dites qu'une chose est impossible, vous cacherez un secret de métier : ceux qui vous croiront n'essaieront pas, persuadés que toute tentative sera vaine.
Par exemple, pensez à la pierre philosophale. Si quelque chose garantissait que c'était faisable, combien de gens s'y mettraient ? Un grand nombre dont vous feriez peut-être partie. Mais vous n'essayez pas, puisque c'est censé être impossible...
Dans le même ordre d'idées, dire qu'une chose est possible, mais sans expliquer comment, est un cadeau. C'est déjà divulguer un secret de métier : seuls ceux qui en seront capables retrouveront le procédé, mais pas les mercantiles attirés par l'argent, car ce ne serait pas suffisamment rentable pour eux.
N'oubliez pas que les connaissances sont une richesse. Aucun gouvernement ne peut les taxer, aucun douanier ne peut les confisquer. Voilà pourquoi elles sont les armes de notre liberté. Les plus précieux trésors sont ceux que l'on ne peut pas voler.
Le secret de métier ainsi que le tour de main font la différence entre les personnes qui sont remplaçables, et celles qui ne le sont pas.
Par exemple, tout le monde peut se servir d'un pinceau. Mais qui est capable de reproduire la Création d'Adam de Michel-Ange, L'incrédulité de Saint Thomas du Caravage ou la Naissance de Vénus de Boticelli ?
D'ailleurs, Le Caravage utilisait une méthode mystérieuse pour son époque : la camera obscura. De même, Brunelleschi fut le premier à employer la perspective. Personne ne connaissait cela avant lui. En leur temps, ce furent des secrets.
Vient ensuite la dimension humaine. Même les outils les plus simples ont leurs mystères, mais leur magie n’existerait pas sans l’esprit et la main. Chacun d’entre nous en dispose, sauf que nous ne les utilisons pas tous de la même manière.
Je fabriquais des silencieux de type intégral pour des carabines de petit calibre depuis une dizaine d'années, en plus de mes autres activités. Mes premiers modèles étaient inspirés des carabines Krico Kitzmann et Ruger Pygmee.
Après, j'avais perfectionné le système avec une tuyère à 90 degrés pour obtenir une déflexion des gaz de combustion, puis réduit le diamètre du tube externe à 25 mm de diamètre. Le tout donnait d'excellents résultats, tant en termes de réduction sonore qu'en précision.
En effet, une arme que l'on rend silencieuse perd toujours un peu de précision, mais les groupements obtenus à 100 mètres restaient tout à fait valables. J'avais également adapté mon système sur des pistolets semi-automatiques. Je n'étais pas vraiment connu pour ce genre de travail, mais cela commençait à se savoir.
Un importateur très connu de Saint-Etienne me passa commande d'une série de quatre silencieux classiques. Destinés à être montés sur des pistolets à percussion centrale, il fallait les usiner en urgence. Les modérateurs de son habituels ne pouvaient pas convenir, car une réduction sonore plus efficace était demandée. Je m'attelais à la tâche.
Quelques jours plus tard, le commercial qui s'occupait du dossier me rappela. Normalement, il était convenu que je fasse parvenir cette commande à Saint-Etienne, chez l'importateur d'où elle repartirait vers le destinataire final.
Mais c'était tellement pressé qu'il me demanda d'expédier le colis directement chez le client.
- C'est dans la région parisienne. Il s'agit de la BAC de...
- Quoi, c'est pour la BAC ?
- Tout à fait. Voici l'adresse, vous notez ?
J'expédiais le paquet dans l'après-midi, en me posant toutefois les questions que vous pouvez imaginer. La BAC était-elle réellement le client, ne dissimulait-elle pas un autre service derrière ?
Pourquoi ne disposaient-ils pas des compétences nécessaires en interne ? Et surtout, à quel usage destinaient-ils ces silencieux ?

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