Miscellanées, le site de Christian Féron
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Le temps des hommes de fer - XX

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Guerre du Golfe et nouvelles lois

Début 1991, les États-Unis attaquèrent l'Irak au cours de l'opération Desert Storm. Bien qu'il s'agisse d'un événement lointain, les répercussions en France furent visibles, car celle-ci participait à l'opération américaine.

Les Français, craignant que ce conflit ne dégénère en guerre mondiale, firent leurs commissions. Ils vidèrent les rayons des magasins et stockèrent du carburant. Certaines denrées devinrent parfois difficiles à trouver, comme le sucre, l'huile et les pâtes.

L'hypermarché Auchan de Nice fut même complètement dévalisé. Dans le Midi, on faisait plus de provisions que dans le nord de la France. La vente des produits de première nécessité augmenta, toutes enseignes confondues, d'environ 20 %. Les gens remplissaient leurs congélateurs dans la crainte de ruptures de stock futures.

Fort logiquement, ils pensèrent aussi aux pistolets et aux fusils. La plupart d'entre eux n'en possédaient pas. Voulant combler cette lacune, beaucoup prirent le chemin des armureries. L'augmentation des ventes alluma une lumière rouge en haut lieu.

Constatant cet état de fait, le ministère de l'Intérieur adressa en urgence des circulaires aux préfets. Puis les préfectures envoyèrent des courriers aux armuriers. Notamment, il était demandé à ceux-ci de signaler tout achat de munitions dépassant des quantités dites raisonnables. Idem pour les armes.

Je recevais aussi ce genre de lettres, puisque j'étais logé à la même enseigne que les autres.

Jusqu'à quel point étions-nous encore dans des conditions normales ? Ne nous reprocherait-on pas, un jour, d'avoir profité de l'aubaine pour écouler nos stocks ? À vrai dire non, puisque c'était le meilleur moment pour ne pas vendre, étant donné que ce type d'articles pourrait valoir beaucoup plus cher après...

Un de mes clients vint me trouver pour m'acheter des armes à poudre noire. Comptable de son état, c'était un survivaliste avant la lettre, car personne en France ne s'intéressait aux techniques de survie en cas de rupture de la normalité. Il m'exposa son raisonnement ainsi :

- En cas de vrais problèmes, les gens sont imprévoyants. Ils vivent dans leurs habitudes en pensant que cela ne changera jamais. Comment peuvent-ils en être certains ?

- C'est un pari sur l'avenir. Il a bien fonctionné jusqu'à présent, non ?

- D'accord, mais prendre un parapluie n'a jamais fait pleuvoir.

- Certes...

- Avec les armes à poudre noire, une autorisation n'est pas nécessaire. Aucune déclaration non plus. Même chose pour les munitions. Tant que j'ai de la poudre noire et du plomb pour mouler mes balles, je peux faire feu. Avec quelques barillets d'avance, mon arme pourra être rechargée très vite.

Ayant pratiqué moi-même le tir à poudre noire, j'en connaissais les avantages. Je ne pouvais donc pas donner tort à mon client.

Dans le climat de psychose provoqué par la guerre du Golfe, une rumeur courait dans le petit monde de l'armurerie, notamment sur Paris. Aux dires de certains, le ministère de l'Intérieur avait prévu de confisquer les stocks des armuriers jusqu'à ce que la situation redevienne plus calme.

Tout était à mettre au conditionnel : des caisses auraient été fabriquées à cet usage, portant le nom de chaque armurerie à collecter. Elles auraient été prêtes, dans l'attente du feu vert de la place Beauvau. Le grand ramassage aurait été imminent.

Un importateur d'armes italiennes que je connaissais bien m'avait fait cette confidence. Il n'était pas le seul, d'autres confrères m'en avaient également parlé. Je n'avais pas voulu y croire en pensant que, en mai 1968, les choses n'avaient pas été jusque-là, bien que la situation soit alors insurrectionnelle.

Quelques semaines plus tard, l'inquiétude cessa. Les armuriers retournèrent à leur petit train-train quotidien, pensant que le problème était réglé. C'était faire preuve d'un optimisme exagéré, car de nouvelles lois les attendaient.

En ce qui concernait le ramassage des armes, je n'appris la vérité que 25 ans plus tard. Si le ministère de l'Intérieur n'avait pas procédé, c'était à cause de bruits de couloir : beaucoup d'officiers supérieurs auraient exprimé leur profonde désapprobation. Par conséquent, cette opération n'aurait pas bénéficié de tout l'appui requis sur le terrain.

Je suppose que les caisses n'ont pas été détruites. Probablement dorment-elles quelque part dans un entrepôt. Dans l'attente de servir un jour ?


Le projet d'Union européenne avançait. Le référendum sur le traité de Maastricht se déroula en septembre 1992. La gauche incarnée par François Mitterrand était pour, la droite avec Philippe Seguin et Charles Pasqua contre. Curieusement, Jacques Chirac milita pour le « oui ».

Je ne voyais pas cela d'un bon œil. Dans une association, c'est toujours le plus fort qui l'emporte. Or, en Europe, c'était l'Allemagne. Le résultat probable serait que la France devrait se plier à la volonté d'outre-Rhin. Autant donner aux Français des cartes d'identité allemandes tout de suite, histoire de gagner du temps.

D'autre part, je pressentais que ce serait un prétexte pour durcir la réglementation sur les armes. En effet, unifier celle-ci serait indispensable dans le cadre de la construction européenne. Il était difficile de nier cette évidence.

Par conséquent, je suivis les débats télévisés avec beaucoup d'attention. Le soir du référendum, j'étais assis devant mon écran de télévision, dans l'attente des résultats. Pendant les deux tiers de la soirée retransmise en direct, le « non » était en avance. Visiblement, il allait gagner.

Mais, dans la dernière demi-heure, tout bascula brusquement, de manière quasiment magique, comme si un prestidigitateur invisible faisait un tour de passe-passe. Le « oui » rattrapa son retard en une trentaine de minutes seulement, à tel point qu'il finit par l'emporter.

Trucage ? Quoi qu'il en soit, je n'avais jamais vu quelque chose d'aussi improbable se produire avant. Parmi mes relations ou dans ma clientèle, personne n'était favorable à l'Europe de Maastricht.


La comptabilité de mon entreprise me coûtait 30 000 francs par an, entre le traitement mensuel des factures et le bilan annuel. Je décidais d'acheter un ordinateur et un logiciel spécialisé, afin de réaliser ce travail moi-même.

À partir de ce moment-là, je payais un expert-comptable uniquement pour la vérification des comptes et son coup de tampon. Cet investissement me permit de réduire mes frais comptables par trois. C'était comme si mon ordinateur ne m'avait rien coûté...

Mais je regardais la nouvelle machine en m'interrogeant : pouvait-elle me rapporter davantage d'argent ?

Étant plus jeune, je m'étais intéressé à l'informatique. Lorsque j'avais commencé, les écrans étaient monochromes et je programmais sous CP/M. Autant dire la préhistoire par rapport à 1995 : désormais, les moniteurs étaient en couleur. Windows 3.11 et les souris avaient rendu les machines conviviales. En une décennie à peine, c'était déjà un autre univers.

Une revue d'informatique éditait un CD de programmes chaque mois. C'est ainsi que je découvris une application de programmation-objet, Microsoft Visual Basic 3.0. Je décidais de jouer cette nouvelle carte.

Pendant les vacances, je mis au point le premier logiciel d'armurerie français fonctionnant avec Windows. Personne ne l'avait fait avant moi, les débouchés étant trop incertains.

Le mensuel Connaissance de la chasse s'en fit l'écho en 1996. La Revue du Saint-Hubert club de France rédigea un bel article sur mes ateliers en titrant : « Des picsels dans la tradition armurière ». À l'époque, l'orthographe du mot « pixels » était encore incertaine...

Le premier logiciel d'armurerie français sous Windows

Le premier logiciel d'armurerie français
sous Windows, c'était moi...

Spécialisé dans la conformation, mon logiciel permettait de mettre les fusils à la mesure des chasseurs. Il suffisait d'indiquer quelques éléments de leur morphologie (longueur de l'avant-bras, largeur de la poitrine, distance entre l'œil et l'épaule) pour connaître les dimensions à donner à leur arme (pente, avantage et longueur de crosse).

De plus, l'opération inverse était possible : en mesurant une crosse, on pouvait savoir à quelle personne elle irait le mieux. Cerise sur le gâteau, on pouvait imprimer les données pour les mettre dans un fichier, exactement comme un médecin ou un dentiste.

Je ne m'attendais pas à vendre beaucoup d'exemplaires de mon logiciel, étant donné que la profession d'armurier est peu cérébrale - autrement, nous aurions su mieux protéger notre profession. Aussi, le premier client fut assez surprenant.

Il était habillé en costume-cravate, assez grand avec beaucoup de prestance. Pas vraiment le profil type d'un chasseur, à vrai dire. Je lui fis une démonstration sur l'ordinateur de l'atelier. Il paraissait assez satisfait de ce qu'il voyait.

- Donc, si j'indique les mesures d'une crosse, je pourrais dire à quel tireur celle-ci ira le mieux ?

- Oui.

- Je pourrais aussi imprimer une fiche pour chaque fusil, de manière à trouver le mieux adapté à quelqu'un, selon sa morphologie ?

- Absolument, il suffit de cliquer ici. Vous avez beaucoup d'armes ?

- Oui. Des superposés Browning, des Perrazzi, plutôt des fusils de sport... Je m'occupe d'un comité d'entreprise. Nous organisons parfois des après-midi au ball-trap.

- Sans indiscrétion, pour quelle société ?

- La banque Rothschild.

J'essayais de rester de marbre. J'imprimais la facture et il me régla par chèque. En lisant l'intitulé, je pus vérifier qu'il me disait la vérité.

C'est ainsi que je vendis le premier exemplaire de mon logiciel à la compagnie financière la plus légendaire de Paris...


Il est toujours intéressant de discuter avec les passionnés d'armes qui visitent nos ateliers, même si l'on ne leur vend rien. Entre deux coups de lime, cela détend l'atmosphère et l'on apprend parfois des histoires intéressantes. Un jour, l'un d'eux me demanda :

- Tu te rappelles d'Hervé, Christian ?

Hervé travaillait dans un local situé derrière la place de la Bastille, dans une vieille boutique aux volets bleus perpétuellement fermés avec l'inscription « Coutellerie ». Il œuvrait dans deux pièces minuscules. Comment arrivait-il à produire ses petites merveilles dans un endroit aussi exigu ? Cela ressemblait davantage à une tanière qu'à un atelier.

- Bien sûr que je me rappelle d'Hervé. C'est un bon armurier. J'ai rarement vu quelqu'un d'aussi doué.

- Le problème, c'est son caractère.

- Oui, mais ça, tout le monde le sait. Je crois qu'on peut lui pardonner, tout de même...

Et mon visiteur se mit en tête de me conter l'une des mésaventures vécues dans l'antre de mon confrère.

- Un jour, Hervé était en train d'usiner une pièce sur son tour. Mais voilà que l'alimentation électrique, qui n'était pas toute jeune, lâche. Il essaie de réparer avec un dé de connexion, mais il n'en avait pas à la bonne taille. Il m'a demandé de tenir les deux fils.

- Ah oui, intéressant...

- Pendant ce temps-là, il me disait : surtout, ne bouge pas, sinon je vais rater ma pièce ! Et moi, au même instant, je me demandais comment faire pour ne pas m'électrocuter...

N'importe qui ne franchissait pas la porte de l'atelier d'Hervé, il fallait faire ses preuves. J'espère qu'après cela, mon interlocuteur avait obtenu une entrée à vie...

Une autre fois, un ancien élève de l'école de Liège m'avait raconté quelques souvenirs de ses études. Il me parla d'un armurier se prénommant Éric. À cette époque, ils suivaient les cours du soir de mise à bois.

Éric avait fabriqué une crosse incrustée de matières diverses, espérant que cela ferait joli. Malheureusement, étant donné l'esthétique particulière, ses compagnons d'établi surnommèrent cette audacieuse réalisation « La carabine indienne » en se moquant de lui.

De rage, il détruisit son travail de ses propres mains. Une fois installé à son compte près de Paris, dans la petite couronne, il monta des carabines à l'apparence traditionnelle, préférant oublier le temps de son malheureux essai en style Bombay mâtiné de Calcutta...

Au début des années 1980, Paul Chapuis était venu sur Paris à l'occasion d'une exposition. Malheureusement, la crosse d'un de ses fusils de présentation cassa dans le transport. Il passa plusieurs coups de téléphone dans les armureries parisiennes et celles de la périphérie, mais Éric fut le seul à accepter ce travail. Il le réalisa dans la journée, et Paul Chapuis put exposer ce fusil normalement.

Toutes ces petites histoires ne rendent les armuriers que plus humains. Pourtant, cela fait partie de leur quotidien, même si personne n'en parle.


Avant qu'un volcan n'explose, des signes avant-coureur se produisent. Même chose avec la législation : le gouvernement envoie souvent un ballon-sonde avant que l'on ne passe aux choses sérieuses.

Bruno Leroux était un député-maire anti-armes. Jean-Marie Cavada l'avait convié à une émission télévisée. Mais le plateau était déséquilibré, la plupart des invités étant anti-armes eux aussi, à des degrés divers.

Seules deux personnes partageaient une opinion contraire, dont le rédacteur en chef de la Gazette des armes. Mais il n'eurent la parole que pendant une dizaine de minutes. L'émission était jouée d'avance, partisane, avec un objectif inavoué de manipulation des foules.

Il était facile de deviner que, d'ici peu, la réglementation sur les armes à feu serait modifiée. Cela se produisit en mai 1995 avec un nouveau décret.

Assez rapidement, les carabines 22 Long Rifle semi-automatiques, les révolvers de défense à grenaille, les pistolets 22 LR à un coup furent classés en 4e catégorie. Impossible de les acheter sans autorisation préfectorale, ce qui allait impacter les ventes. Dans la foulée, les fusils à pompe furent interdits.

Comme il s'agissait des armes les plus diffusées en France, il s'ensuivit une fermeture d'armureries en série. En l'espace de 6 à 7 ans, la moitié de la profession disparut.

Mais pas un mot dans les journaux, pas même une petite manifestation. Pendant cette période, j'ai vu de bons professionnels obligés de pointer à l'ANPE et toucher le RMI. Ils s'éteignaient en silence, comme les petits vieux dans les maisons de retraite : sans faire de vagues.

La chambre syndicale des armuriers détaillants pourrait-elle continuer à payer le loyer de ses locaux parisiens ? Vu le nombre de professionnels disparus, l'insuffisance d'adhérents était à craindre. Les syndicats qui ne protègent pas assez bien leurs membres sont condamnés à disparaître, c'est la loi de la nature.

Sur Paris et la région parisienne, les entrepôts de Browning France, Franchi et Humbert fermèrent. Même l'importateur Flobert, qui existait depuis plus d'un siècle, mit la clé sous la porte. La fabrique d'armes Unique à Hendaye fit faillite. Ma première carabine venait de chez eux.

Dans ces conditions, les jours de demi-grossistes comme Cosson et Rousseau étaient comptés. Les armuriers tombaient comme des mouches, mais le gouvernement s'en moquait : comme les perdants n'écrivent jamais l'histoire, aucun risque d'être victime d'une mauvaise publicité.

Dans ma vie, je n'avais jamais vu comment voler un métier. Là, j'étais témoin. Toutes ces armureries fermaient par la faute du gouvernement, mais aucune compensation monétaire n'était versée aux propriétaires. Pourtant, avec la lourdeur des charges dans notre pays, cela revenait à les aligner devant un peloton d'exécution.

Que le pouvoir décide de diminuer le nombre d'armureries est son droit, certes. Mais dans ce cas, qu'il assume en dédommageant les commerces qu'il détruit. Ce ne serait que justice.

Sinon, c'est la triple peine : on fait perdre à quelqu'un son outil de travail, il ne peut plus nourrir sa famille, le tout sans lui verser un centime pour le magasin qu'on l'a obligé à fermer.

Les syndicats de la profession se sont contentés de parler. Aucun n'a écrit quoi que ce soit au sujet d'une triple peine... Aucun n'a demandé une baisse des taxes pour compenser le manque à gagner. Aucune manifestation n'a eu lieu.

À cause des lois et des charges, si Bill Gates et Steve Jobs étaient nés en France, ils seraient devenus smicards. Même chose pour Internet, sa destinée aurait épousé celle du Minitel. Google n'aurait pas dépassé le stade du garage dans un pavillon de banlieue. Pas étonnant puisque les Français ont des idées ; là où ils sont imbattables, c'est pour inventer des taxes et des impôts. C'est plus facile de vivre sur le dos des autres, n'est-ce pas.

Dans mes cartons à dessin, j'avais réalisé les plans d'une carabine bullpup semi-automatique en calibre 22 LR, avec silencieux intégral et lunette de tir. Cette foutue loi en faisait un projet mort-né. Pourtant, j'aurais pu réaliser un chiffre d'affaires intéressant avec, car il n'existait pas d'équivalent sur le sol national.

Pendant ce temps, les retraités faisaient la queue dans les commissariats pour se débarrasser de leurs vieux pistolets 6,35 datant des années 1950. Le reçu ? La plupart s'en moquaient. Pour eux, l'essentiel était que l'arme ne soit plus en leur possession. De cette manière, ils pouvaient retrouver le sommeil.

Parallèlement, l'insécurité augmentait. Au niveau de la population locale, la ville où j'exerçais avait 20 ans d'avance sur le reste de la France. L'endroit était devenu un coupe-gorge, une zone de non-droit. Un territoire perdu de la République, comme disent certains.

Comme Cavaletti en son temps, je vivais dans la plus belle prison de mon quartier, derrière une porte en acier avec fermeture à trois points, des barreaux aux fenêtres et un double système d'alarme. Où était passée la « Douce France » que chantait Charles Trenet, celle du temps de Manufrance, Gastinne-Renette et Callens & Modé ?

Étant jeune, je pensais que je passerais l'arme à gauche avant ces entreprises. Mais elles étaient mortes et j'étais toujours là, bien vivant.

Lorsque je regardais les armes en cours dans mes râteliers, j'avais l'impression que le temps avait filé entre mes doigts comme du sable. Étant donné que je restaurais beaucoup d'armes anciennes, je me demandais parfois si j'appartenais encore à mon époque.

Présentation d'une carabine type Mauser en cours de fabrication aux Ateliers

Je présente une carabine en cours de fabrication à un journaliste en mai 1996


Un après-midi, M. Cosson sonna à la porte de mes ateliers. Je n'avais jamais eu l'occasion de le rencontrer avant. À cause des nouvelles lois et de la pression économique, il avait cessé son activité de demi-grossiste.

Pour plaisanter entre armuriers, on disait que sa maison datait de la Révolution française. D'après certains, le sol de son entrepôt était en terre battue tellement c'était ancien...

Il venait faire réparer un fusil.

- C'est l'un des derniers juxtaposés que j'avais en stock. Je l'ai vendu à un client, mais le ressort d'éjecteur a cassé. Vous pourriez faire quelque chose ? Je repasserai dans quelques jours.

- Attendez, je vais voir si je peux vous le faire tout de suite.

J'effectuais le remplacement en une vingtaine de minutes, à l'aide d'un ressort de récupération qui était déjà presque à la bonne mesure. Devant M. Cosson, je fis le test pour vérifier la bonne synchronisation des éjecteurs. Il était surpris de me voir réussir ce travail aussi rapidement.

- Combien vous dois-je ?

S'agissant d'un ancien professionnel connu sur Paris, je lui répondis :

- Ce que vous voulez. Après tout, j'ai utilisé un ressort de récupération et j'ai fait vite.

Il régla sa réparation pour une somme honorable, étant donné le peu de temps passé. À voir son attitude, je savais qu'il n'abuserait pas de la situation, car c'était un honnête homme. Avant de partir, il ajouta :

- On m'avait dit qu'il ne fallait pas venir ici, que c'était une mauvaise adresse.

- Sans indiscrétion, qui vous a dit cela ?

- Mais vous êtes efficace, vous travaillez vite et le prix est raisonnable. Franchement, je regrette de ne pas vous avoir apporté mes réparations quand j'étais en activité. Si vous saviez l'argent que j'ai dépensé en frais de transport vers Saint-Etienne, sans parler de la casse et des pertes... Avec vous, on n'aurait pas eu tous ces problèmes.

Les « N'allez pas chez », j'en avais beaucoup entendu pendant toutes mes années d'armurier, à un point que vous n'imaginez pas :

- « N'allez pas chez Gastinne-Renette, c'est cher et vous payez le nom. »

- « N'allez pas chez Callens & Modé, ils vous prennent de haut et c'est une maison de snobs. »

- « Sur Saint-Etienne, personne ne veut embaucher les anciens de Manufrance, ils ont une réputation de profiteurs et de voleurs. »

Il ne faut pas se laisser impressionner par ce genre de rumeurs. Par exemple, pour M. Raick à Liège, certains disaient que sa fortune familiale avait fini dans les casinos, sur les tables de roulette et dans les machines à sous. D'autres soutenaient que c'était à cause de son amour pour les « petits jeunes », une chose dont je ne l'aurais en aucun cas soupçonné.

Dans ce contexte, la seule liberté que vous avez, c'est de croire ou pas. Mais croire n'est pas savoir... De plus, lorsque vous jugez quelqu'un, cela ne définit pas forcément ce qu'il est, mais plutôt ce que vous êtes.


Pour compenser la diminution de ma clientèle à cause de la nouvelle loi, il fallait de nouveau relancer la locomotive. Je rédigeais un petit manuel d'entretien des armes à feu. Un reprographe les imprimait gratuitement en échange de quelques réparations. C'était tout bénéfice pour moi.

Ce fascicule se vendit très bien grâce à des annonces dans des mensuels de chasse, ce qui m'apporta de nouveaux clients. Mais surtout, la revue « Connaissance de la chasse » me contacta afin que j'écrive pour eux.

Moi devant mon établi, contrôlant le diamètre d'un choke (Connaissance de la chasse, octobre 2001)

Moi devant mon établi, contrôlant le diamètre d'un choke (Connaissance de la chasse, octobre 2001)

J'eus l'occasion d'écrire un dossier complet sur les fusils à platines. Pendant deux ans, je disposais de ma propre rubrique dans la revue cynégétique la plus importante de France. Elle s'intitulait « Le truc de l'armurier ». Je rédigeais également d'autres articles qui parurent dans « Armes de chasse » et « Nos ancêtres vie et métiers ».

Cela me plaisait, car j'aimais bien partager mon savoir.


Je fis la connaissance d'Alain F. Gheerbrant à la rédaction de « Connaissance de la chasse ». Spécialiste du rechargement, il écrivait de nombreux articles pour les éditions Larivière. Son Guide pratique du rechargement a succédé à celui de René Malfatti qui est resté légendaire.

Il était d'une grande gentillesse et plein d'humour, ce qui rendait d'autant plus difficile à cerner certains aspects de son passé. Mais il n'y avait rien à blâmer là, puisque c'était au service de son pays et de manière discrète.

Lorsque j'étais jeune, je pensais que les journalistes faisaient leur travail de manière impartiale, point à la ligne. Cependant, des liens existent entre la presse et le pouvoir. C'est à la rédaction de « Connaissance de la chasse » que je commençais à en prendre conscience.

Un certain temps après la parution du décret sur les armes de 1995, j'avais reçu un courrier contenant une facture au nom de Bruno Leroux, le député qui avait soutenu activement la nouvelle réglementation.

D'après ce document, il aurait possédé des armes prohibées. Se serait-il autorisé ce qu'il interdisait aux autres ? Il était probable que cette lettre avait été envoyée un peu partout : aux médias, aux armuriers et à leurs syndicats. Les suites promettaient d'être intéressantes...

Cela aurait pu torpiller le décret de 1995 en discréditant son principal inspirateur, ce qui, au passage, aurait pu sauver un nombre important d'armuriers. Personnellement, je trouvais que c'était trop beau pour être vrai.

Tout naturellement, je demandais au rédacteur en chef adjoint s'il avait reçu ce courrier. Il me répondit que oui.

- Mais nous n'avons pas donné suite, car nous n'avions pas d'interlocuteur.

- Vous aviez la facture en main et vous n'avez pas fait d'enquête ?

- L'armurerie ayant délivré cette facture n'existait plus, alors on ne pouvait pas remonter plus loin.

- Somme toute, vous n'y avez pas cru, comme moi.

- Voilà...

Cela resta dans un coin de ma mémoire jusqu'en mars 2017, lorsque Bruno Leroux démissionna de son poste de ministre de l'Intérieur après trois mois seulement.

Officiellement, c'était à cause d'une affaire d'emplois fictifs. De plus, il abandonnait totalement la vie politique, ce qui est assez inhabituel pour un homme parvenu à ce niveau.

Peut-être que cette vieille facture d'armes n'avait pas été perdue pour tout le monde...

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