Miscellanées, le site de Christian Féron
Le site de Christian Féron

Le temps des hommes de fer - II

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Un atelier d'arquebusier près de la Seine

La seconde fois, je fus plus sage. Je ne courus pas partout, je n'insultais personne. D'ailleurs, la confiance qu'on m'accordait était limitée. J'étais en liberté surveillée. Donc, on ne me laissa pas franchir les portes du temple. Je restais sur le parvis.

Dehors, dans la cour de l'atelier, une petite masure servait de laboratoire. Papa me la fit visiter. Il m'expliqua qu'on y faisait les trempes jaspées, les bleuissages thermiques, les bronzages à la couche pour les canons de fusil. C'était chimique.

Emplacement de l'atelier de mon père et de mon grand-père

L'atelier était dans la cour, là où il y a les arbres sur la photo

D'après lui, de grands secrets dormaient ici. Je ne comprenais pas. En effet, tout ce que je voyais, c'était des brûleurs et des conduites de gaz en cuivre, des cuves rouillées comme de vieux cargos. Une odeur de sciure de bois et d'oxydes ferreux régnait. Juste à côté, la forge...

Dans le foyer plein de braise, le feu ardent rendait les métaux rouges de colère, me disait-il, aussi les calmait-on en les plongeant dans l'eau bénie par les maîtres. C'était leur baptême. Ce sacrement leur était donné dans un tonneau de chêne, juste à côté de la vigne.

Cette dernière se trouvait dans un petit jardin, domaine de ma grand-mère Odette. J'allais voir mon aïeule. Coiffée d'un chapeau de paille, elle arrosait les fleurs qui s'épanouissaient au soleil. Toujours souriante, rien ne semblait pouvoir l'atteindre. Sans grand effort d'imagination, j'aurais pu croire qu'elle était déjà au paradis.

Les fois suivantes, on me laissa libre d'aller et venir à ma guise. Je pus alors visiter le grand navire. L'atelier avec ses charpentes ressemblait à une arche de Noé renversée. Il me paraissait immense. Chaque endroit était mystérieux. C'était une planète à lui seul, avec ses continents et ses mers, ses forêts et ses landes inconnues.

À un endroit, c'était le pays du bois, à cause des crosses suspendues. À un autre, les fontaines de fer. Près des polisseuses, de grands jets incandescents jaillissaient dans un bruit d'enfer. Après avoir été arrachées par les abrasifs, les particules d'acier finissaient en poussière argentée sur le sol, telle une écume scintillante balayée par le souffle des machines.

Dans les profondeurs peu fréquentées se trouvaient les gisements de plomb, des récipients de grenaille pour charger les cartouches. Plus loin, les mines de sel, mais je n'avais pas le droit de les visiter. Il s'agissait de l'armoire à produits chimiques. Par là se trouvait la zone volcanique, plutôt sulfureuse avec ses munitions, ses amorces et sa poudre.

Vers les régions tempérées s'élevait le jardin suspendu, une mezzanine où s'empilaient les ébauches de noyer. En dessous, je pouvais voir les hautes futaies de canons à la verticale, dans l'attente d'un remontage prochain. Plus loin se dressaient les montagnes des établis avec les pics, inaccessibles pour moi, des étaux.

En bas, la vallée s'étendait. Une ville à chaque place d'homme, des casernes avec leurs armées bien disposées de fioles de vernis, une foule des citoyens chasse-goupille. Dans un désordre quasi général, des marteaux-juges punissaient le mauvais métal, des perceuses tricolores tournaient en tous sens, et les mécanismes réparés allaient à l'église du Pot-à-Huile pour recevoir l'onction sacrée.

Devant tout ce petit peuple, mon grand-père et mon père, bien droit dans leurs blouses bleues, s'activaient, imperturbables comme des chirurgiens.

Il y avait aussi la « chapelle », un minuscule bureau avec un vieux téléphone noir à cadran. Le tampon encreur aussi me tentait beaucoup, mais il était interdit de jouer avec. Tout autour, des livres de comptes s'entassaient, certains étaient fort poussiéreux, sans âge. C'était à croire qu'ils étaient là depuis plus de cent ans.

Au fait, où était-il, le fameux rideau en plastique ? Bien sûr, je n'avais pas le droit de toucher, mais pendant un bref instant, on me laisserait regarder. D'un pas destiné à donner le change, je me dirigeais innocemment vers le coin des armes. Discrètement, je levais le voile translucide. Tiens, aujourd'hui, il y avait du nouveau.

- Oh, chouette, des carabines de cow-boy...

Parmi les fusils de chasse, trois carabines Winchester, aisément reconnaissables à leur levier de sous-garde. Jusque-là, je n'en avais jamais vu ailleurs qu'au cinéma. Instinctivement, j'allais en empoigner une, lorsque la règle impérative me revint : bas les pattes ! Sinon, j'allais encore me faire gronder.

Je pris donc sur moi. Pendant quelques courts instants, je les observais avec convoitise avant de m'éloigner, un peu tristement, vers la pièce du fond. Il y avait probablement, derrière la porte suivante, d'autres trésors qui m'attendaient. Après tout, pour quelle raison cela n'aurait-il pas été le cas ?

Très juste. À gauche de l'entrée, sur plusieurs volées de rayonnages, je découvris une multitude de beaux livres reliés, aux tranches dorées et aux signets multicolores. Il y en avait des centaines, tous d'égale qualité. C'était toute une bibliothèque qui s'étendait là. Je me penchais pour lire le nom des auteurs : « Victor Hugo... Émile Zola... Guy de Maupassant... Baudelaire... Jules Vernes... » lisais-je à haute voix.

J'avais l'intuition qu'un jour, on me forcerait à lire ces auteurs à l'école. Mais maintenant, leur présence m'était agréable. Ce goût des livres, je l'ignorais alors, était probablement génétique. J'avais eu un ancêtre relieur, et tous les volumes présents avaient été réunis par mon grand-père.

Tous ces grands écrivains ici, dans un lieu regorgeant d'armes, c'était bien étrange. À la réflexion, pourtant, cela n'avait rien d'anormal.

En effet, pourquoi donc cet atelier, qui était comme une arche à quelques pas de la Seine, aurait-il dû être privé, à la fois, d'âme et d'esprit ?


À plusieurs reprises, j'avais déjà remarqué, juste derrière la porte de l'atelier, une ficelle soigneusement enroulée par terre. De l'autre côté, vissé au pied d'un établi proche, un crochet... Je me penchais afin de suivre le fil mystérieux.

Celui-ci passait dans une suite d'anneaux fixés à des étagères, avant d'aboutir à un curieux objet : une sorte de gros tube assez court, fixé en hauteur. Un chien ainsi qu'une détente s'y articulaient. L'ensemble ne ressemblait pas du tout à une arme. Enfin, pas d'après moi, en tous cas. Donc, logiquement, j'avais le droit d'y toucher.

J'envisageais une série d'expériences pratiques. Par exemple, commencer par tirer sur cette petite cordelette. Que se passerait-il ? Venu de nulle part, un petit diablotin surgirait-il des profondeurs cachées de l'antre ?

Oui, en effet, et vêtu de la blouse bleue habituelle : c'était Papa.

- Stop ! Plus un geste !

Avec précaution, il me retira la ficelle des mains.

- Tu vois, fiston, le machin qui est là-haut, c'est un canon. Et si le fil se tend trop... Boum !

J'étais interloqué. Comment pouvait-on laisser un objet pareil devant une porte d'entrée ? Quelle était l'explication d'une telle folie ? Très simple : le tube était chargé à blanc pour les cambrioleurs. Placé à une certaine distance, il ne risquait pas de blesser quelqu'un. Toutefois, s'il l'avait fallu, il pouvait fonctionner « pour de vrai ».

D'autre part, mais Papa s'était bien gardé de me le dire, le dispositif n'était armé qu'à la sortie des locaux. Donc, aucun risque à condition, bien évidemment, de se rappeler qu'il fallait détendre le fil tous les matins avant d'entrer.

Il me raconta comment mon aïeul Gaston, dans la beauté majestueuse de l'aurore, avait commis ce fâcheux oubli. Nerfs d'acier, cœur solide ? Il s'était juste contenté de prononcer quelques mots peu poétiques. Cela avait réveillé les voisins jusqu'au septième étage.

En tous cas, cela rappela à mon père les dangers de n'importe quel atelier. Il me renvoya donc dans la cour où, à sa connaissance, personne n'avait jamais posé de mines.

Juste avant, histoire de me mettre en confiance avec le métier, il me montra un trou dans une fenêtre de l'atelier. Une réparation rapide y avait été faite au chewing-gum.

- Tu vois ça, fiston ? C'est une balle qui l'a fait.

- Ah...

- Oui, juste en faisant une manœuvre de sécurité.

Ma foi, je voyais mal comment la prudence pouvait causer des accidents. Il me l'expliqua.

- En déchargeant un pistolet en mauvais état. Une cartouche était coincée dans la chambre, avec un percuteur bloqué en avant par la rouille. Lorsque la culasse a été tirée en arrière, elle a échappé et le coup est parti. Malheureusement, dans l'élan du geste, le canon s'est retrouvé devant une main. Celle de quelqu'un que tu connais... Non, pas moi... Gaston...

Je regardais alors mon grand-père. Il avait des allures d'acteur et ressemblait à Humphrey Bogart. Une grande impression de droiture se dégageait de lui. On devinait le professionnel compétent et rigoureux. Pourtant, cela lui était arrivé quand même.

Il ne fit aucune difficulté pour me montrer sa blessure. De calibre 6,35, la balle avait traversé son pouce. Cette blessure n'avait pas résisté à un remède de choc : Javel et eau courante pour désinfecter et rincer, puis gaze et sparadrap en guise de rustine.

Il me regarda avec un petit sourire en faisant fonctionner sa main. Aucun problème, c'était réparé. En ce qui concernait le projectile, celui-ci avait ensuite perforé la vitre et traversé la cour pour finir, en vol plané, dans le mur du laboratoire.

Ce jour-là, j'ai compris que nous avions de la chance dans la famille, et aussi qu'on cicatrisait bien.

Je retournais ensuite, un peu tristement, dans la cour au sol de terre battue. Le choix était limité : courir d'un bout à l'autre ou jouer avec le jet d'eau. Voyant mon ennui, Papa chercha dans une caisse à outils sous son établi. Il me fit un cadeau inespéré, mon premier outil.

Il s'agissait d'une pioche. Elle paraissait âgée d'un bon siècle. Combien de familles avait-elle nourries ? Mystère... J'acceptais avec joie cet outil béni par le travail, d'autant plus que sa taille correspondait, de façon parfaite, à mes petites mains d'enfant.

Ma grand-mère plantait des graines dans son jardin. Je lui proposais mon aide et elle accepta. Tout content, j'entrepris d'ouvrir la terre. Le fer y entrait sans résistance, c'était amusant. Pas une seule fois je ne me fis mal, par exemple en me tapant sur l'autre main. Peut-être l'hérédité ? Quoi qu'il en soit, avec mon nouveau jouet agricole, j'étais ravi.

Mais chaque ustensile possède une vérité cachée. Pendant que je creusais, j'entendis des voix derrière moi. C'était Mémé et Papa qui chuchotaient.

- La prochaine fois, donne-lui une pelle en plastique, à ton gamin.

- Pourquoi ? Il est bien, mon vieux marteau de charpentier...


Juillet 1966. Papa venait d'acheter une maison dans la région parisienne. Cela faisait des années qu'il économisait. Après cet achat, il lui resta de quoi payer un taxi, ou à peu près. Pas de problème : à cette époque-là, les armes nourrissaient leur homme. Le temps des vaches maigres ne durait jamais plus d'une matinée. D'autre part, maman était économe.

Bien que les travaux ne soient pas terminés, nous allions là-bas tous les trois le dimanche en pique-nique. Nous pouvions ainsi contrôler l'avancement des travaux. Tout se passait sans problème, dans une odeur de ciment et de fondations fraîchement élevées, au milieu d'une nuée de coquelicots rougeoyants et de boutons d'or.

La maison en construction en 1966

Derrière ma mère et moi, la maison en construction en 1966

Apparemment, je n'étais pas le seul à creuser. Papa, tous les week-ends, continuait la tranchée destinée à recevoir l'arrivée d'eau. Je le voyais s'activer avec sa pioche - une vraie, ce coup-là ! - et avancer mètre après mètre, avant de souder tous les tubes de la canalisation ensemble. A priori, un armurier devait savoir tout faire.

Fin octobre, lorsque les travaux furent terminés, ce fut l'heure des cartons. Le matin du départ, maman me confia un bouquet de fleurs. Je devais remettre celles-ci à mon professeur de cours préparatoire, une jeune femme que je croyais sévère. Lorsque je les lui donnais, elle ne put retenir quelques larmes. Du coup, je pleurais aussi.

Je ne regrettais aucunement, en revanche, les sombres murs de pierre de mon école. Dans la soirée, on termina les derniers paquets dans l'urgence, car le déménagement aurait lieu le lendemain matin.

La nuit, je ne dormis pas. Le sommeil ne vint qu'avec l'aube. Pendant le trajet en voiture, je somnolais avec mon doudou, un ours en peluche aussi couturé qu'un vieux grognard. J'avais l'impression de partir comme un petit mendiant, les mains dans les poches. Adieu, balades au champ de Mars ! Adieu, cornets de glaces italiennes à la vanille ! Adieu, mes petites amies de balançoire...

Nous sommes arrivés en milieu d'après-midi. Dans la future salle à manger, presque tout le contenu de l'ancien chez nous tenait. Dans un premier temps, afin de réduire les espaces vides, on éparpilla le mobilier dans les pièces principales, mais il fallut se rendre à l'évidence, la nouvelle maison couvrait une certaine superficie. En plus, avec ses murs tout blancs, elle semblait tellement froide que j'en grelottais.

D'ailleurs, la chaudière au fuel était déjà enrhumée, pas moyen de l'allumer. Maman pestait contre mon père.

- Tu m'as dit qu'elle était neuve !

- Mais oui, ma chérie... Je l'ai allumée la semaine dernière.

- D'accord, c'était la dernière fois...

- Écoute, il faut qu'elle se rode un peu.

- Tu es certain d'avoir appuyé sur le bon bouton ?

- Mais oui...

- Et le réservoir, il est plein ?

Dix-neuf heures sonnèrent. Tel l'ange de la mort, je passais entre mes parents, l'index tendu devant moi :

- Moi aussi, je veux appuyer sur le bouton !

Après un court moment de silence, ils hurlèrent d'effroi dans le crépuscule glacial. Apparemment, on déclinait ma proposition d'aide.

Finalement, la chaudière daigna s'allumer, et de petites flammes bleues surgirent du foyer après de ferventes prières à Vulcain, Mars et Archimède réunis. Le chauffe-eau fut plus clément envers nous. L'onde vaporeuse fusa au bout de quelques instants.

Il ne nous restait plus qu'à sortir les couvertures pour la nuit et nous serions enfin parés !

Dans les dernières lueurs du jour finissant, je regardais par chacune des fenêtres. Une grande lande triste et déserte s'étendait, parsemée de quelques maisons. Nulle part la moindre barrière... Enfin, pas encore. Un grand silence... Le monde me paraissait arrêté dans sa course, car aucune voiture ne passait par là.

Le ciel gris, le froid, l'humidité, la fatigue, notre nouvel intérieur en désordre : triste addition, mais qu'importait ; je ne pouvais pas revenir en arrière.

Le lendemain, je pénétrais dans une école inconnue. On me fit sauter une classe, étant donné que je savais déjà bien lire et compter. Mon nouveau professeur, une dame toute ronde et très gentille, savait enseigner avec simplicité, aussi je m'adaptais sans m'en apercevoir. Même chose avec mes nouveaux copains, car beaucoup, comme moi, venaient de Paris.

L'hiver arriva d'un coup. Un beau matin, dans l'air glacé de ma fenêtre, première surprise de Noël : de la neige partout ! C'était bien mieux qu'en ville. Ici, elle formait une mer lumineuse et infinie. Toutefois, il manquait un pôle sur cette planète.

Deux boutons de culotte, une carotte et un peu de neige y remédièrent. Bientôt, un bonhomme de neige haut comme un immeuble de trois étages marqua le centre de ce petit monde.

Un mois après, ce fut le temps des frontières. Des clôtures se mirent à apparaître un peu partout, en prévision des jardins qui fleuriraient plus tard. Les hommes, fidèles à leurs habitudes, marquèrent leur territoire, certains avec de la pierre et des grilles en fer forgées, et d'autres, moins fortunés, avec des planches.

La maison vers 1968

La maison vers 1968

Comme c'était contagieux, j'en déduisis qu'il s'agissait probablement d'une maladie, tout en regardant d'un air pensif notre palissade toute neuve en bois.

Pendant ce temps, Papa continuait son travail à Paris. Tous les jours, il faisait l'aller-retour en train. Cela ne le gênait pas. L'atelier était loin maintenant, ce qui me désolait, mais le souvenir s'en atténuait lentement dans ma mémoire.

Et puis je cessais d'y penser pour cause de bicyclette.

- Voir la suite -

 

Utilisation de ce document
J'ai décidé de placer ce document dans le domaine public. Vous pouvez le reproduire, soit partiellement, soit en totalité, sans que des droits d'auteur vous soient réclamés, aux conditions suivantes :
  • paternité : vous devez indiquer le nom de l'auteur (moi-même, Christian Féron)
  • Pas de modifications, sauf fautes d'orthographe éventuelles.
  • Pas de censure.
  • Concernant les images qui pourraient accompagner ce document, vous pouvez les utiliser si vous le souhaitez.