
Le temps des hommes de fer - XIX

Manufrance
J'avais changé de club philosophique. Je fréquentais désormais le même que mon ami Pierre, que j'avais assisté dans la vente à Drouot. Parfois, il me racontait les histoires du temps où il était importateur d'armes. Il livrait Manufrance pour des marques dont il détenait l'exclusivité sur le sol français.
- Manufrance me devait beaucoup d'argent. Un jour, j'ai déjeuné avec Bernard Tapie. Il avait repris les rênes de l'entreprise. Et sais-tu ce qu'il m'a promis, entre la poire et le fromage ?
- Non.
- On était assis l'un devant l'autre. Droit dans les yeux, il m'a dit : « Vous serez payé jusqu'au dernier centime. Je vous en donne ma parole ! »
- Et alors ?
- Je l'ai cru ! C'est ainsi que j'ai fait faillite...
Pour que Pierre s'en tire, il aurait fallu qu'il licencie une partie de son personnel, mais il s'y était refusé. Il voulait sauver tous les emplois. Malheureusement, sa créance sur Manufrance resta impayée et il toucha le fond. Mauvaise donne...
Avant, il menait grand train avec la dernière voiture de sport à la mode, les stylos de luxe à plume en or et les montres assorties. Il aurait pu continuer dans l'expertise judiciaire, mais le laboratoire de police laissait peu de travail aux experts indépendants.
Par la force des choses, il devint chauffeur de taxi. Un choc rude, mais il avait fini par l'accepter. De toute manière, pas le choix...
À l'époque de mon grand-père, le dépôt de Manufrance était situé rue du Louvre à Paris. Lorsque Gaston avait besoin de pièces pour un Robust, un Perfex ou un Falcor, il envoyait ma grand-mère là-bas. Celle-ci prenait le métro et rentrait avec les pièces demandées. Pas besoin d'attendre pendant plusieurs jours, il suffisait d'aller les chercher. C'était le bon temps.
Gaston avait visité les locaux de Manufrance à Saint-Etienne. Jacques, mon père, m'avait rapporté les paroles de mon aïeul.
- Les pièces sont classées par étage. Les ouvriers montent tout en haut avec un panier qu'ils remplissent au fur et à mesure. Il suffit que l'un s'arrête pour discuter avec la secrétaire, un autre passe dans son dos et subtilise une bascule ou ce qu'il veut. Et après, on s'étonne que certains fusils Manufrance soient montés à l'extérieur...
Jusque-là, j'avais des difficultés à y croire. Plus tard, je rencontrais un cafetier, Jean-Marc, qui connaissait quelques personnes de la CGT.
Il m'avait montré une carabine Manufrance Buffalo absolument neuve, même pas patinée. C'était en 1986. Or, les carabines de ce modèle n'étaient plus fabriquées depuis 1960. Celle-ci avait été fabriquée nettement après. Il fallait bien que les pièces viennent de quelque part...
Comme s'il me révélait un secret, Jean-Marc avait même ajouté :
- Le gars m'a dit qu'ils sortaient les armes dans des congélateurs, et par congélateurs pleins...
Certes, ce n'étaient que des paroles lâchées au fil du vent : il ne fallait pas y attacher trop d'importance. Mais je me souvenais parfaitement avoir vu, en plein cœur de Paris, plusieurs mètres cubes de fusils Manufrance dans leurs cartons d'origine. Ils étaient derrière une serrure de cagibi, dans un immeuble aujourd'hui disparu. Difficile de dire combien il y en avait. Je savais donc que Jean-Marc disait vrai.
L'omerta cessa lorsqu'un journaliste se pencha sur la rumeur du « Stock de guerre de la CGT ». Dans le journal « Les échos » en février 1991, il raconta que la CGT avait entamé des pourparlers pour rendre ce stock, qui comprenait entre 4 000 et 6000 armes provenant de Manufrance.
Par la suite, la restitution fut négociée avec le gouvernement en échange de l'impunité. Dans le livre « Spéciale dernière » d'Emmanuel Schwartznberg en 2007, on apprit que ces armes dormaient principalement dans un local des NMPP à Saint-Ouen, et que leur nombre était d'environ 5 000.
La valeur des fusils détournés atteignait 12 millions de francs. Dans un tel contexte, la faillite de Manufrance n'avait pas grand-chose de surprenant.
De manière plutôt rocambolesque, ces armes se retrouvèrent, un beau matin, dans un champ d'Eure-et-Loir où elles furent prises en charge par les policiers.
Par la suite, elles furent cédées aux enchères. 2 000 de ces armes furent ainsi vendues à Lyon en 1993. Je n'ai pas retrouvé trace des 3 000 autres. Peut-être quelqu'un le sait-il ?
Concernant Manufrance, le nom et les principaux brevets furent rachetés par un entrepreneur, Jacques Tavitian, en 1988. Il croyait profondément dans cet ancien joyau de l'industrie française.
Après le rachat, il était sorti du tribunal de commerce avec une petite pochette de documents, maigre consolation après le gros chèque qu'il avait signé. Reprendre une entreprise dans ces conditions donnerait des frissons à n'importe quel homme d'affaires...
De nos jours, sa fille Carole a pris la succession. De Manufrance, il reste aujourd'hui un magasin situé rue du Lodi à Saint-Etienne, ainsi qu'un site Internet où l'on peut, comme au bon vieux temps, acheter un fusil Robust. Une arme de collection neuve, en quelque sorte...
Aussi incroyable que cela paraisse, le chiffre d'affaires de l'entreprise est inférieur à celui d'une grande armurerie. France, qu'as-tu fait de ceux à qui tu dois ta grandeur ?
Entre Bastille et Nation, dans l'ancien quartier des ébénistes, se trouvait autrefois un atelier dont se souviennent quelques collectionneurs : celui de François Cavaletti.
Sa légende est intimement liée au révolver 1873 de marine à canon long, monstre du Loch Ness des marchands d'armes anciennes.
J'avais eu l'occasion de réaliser des bronzages de canons pour lui. C'est ainsi que j'avais fait sa connaissance. L'immeuble dans lequel il exerçait était digne d'un roman d'Émile Zola. La peinture de la cage d'escalier datait de la dernière visite de Victor Hugo. C'était sombre et misérable.
Une fois la porte blindée franchie, il était difficile de se déplacer dans son atelier, tellement celui-ci était rempli. Les barreaux aux fenêtres venaient compléter l'impression d'enfermement.
- Je travaille dans la plus belle prison du XIe arrondissement, disait Cavaletti avec un petit sourire.
Un jour, à l'heure du déjeuner dans un restaurant qui n'avait pas changé depuis les années 1960, il me raconta comment il avait réussi sa première affaire.
- C'était juste après la guerre. J'étais encore bien jeune. Nous fabriquions des planches à roulettes pour dévaler les rues en pente. Avec un autre gamin, j'ai troqué la mienne contre un Luger P.08...
Me laissant méditer sur cet épisode, il passa commande d'un plat d'abats tout en disant :
- J'aime bien les rognons, ça sent le pipi.
C'était son côté poète. Il était assez surprenant dans son genre. Il pouvait être très sérieux, puis plaisanter à la seconde d'après. Quand on ne le connaissait pas, c'était assez déroutant.
Ce jour-là, il me raconta comment était née la légende du révolver 1873 de marine à canon long.
- Je venais de toucher un lot d'une dizaine de 1873 avec des canons morts. Parallèlement, j'avais reçu des tubes de réglementaire français au même diamètre, avec des rayures neuves. Je me suis dit : pourquoi restaurer des 1873 quelconques ? Ils se vendraient mieux avec des canons longs. Voilà comment l'histoire a commencé.
Les vrais 1873 de marine ont un canon de longueur normale, ainsi qu'un poinçon de marine sur la calotte de poignée. Ceux de Cavaletti avaient un canon long, mais pas le poinçon puisqu'il n'en possédait pas. Ce malheureux oubli aura probablement été réparé par la suite, pour parfaire l'illusion.
Le plus drôle dans cette affaire est que les 1873 de Cavaletti - qui sont partis on ne sait où - sont plus rares que les authentiques...
Sans que j'aie besoin de le pousser, il m'expliqua sa technique pour les restaurer.
- Si tu veux un beau gris métal, prends de l'huile de lin et de la fleur de soufre. Utilise le mélange pour faire un tiré de long avec une lime à la denture très fine. Nettoie celle-ci fréquemment pour éviter les rayures provoquées par l'encrassement. Tu obtiendras un gris métallique de rêve.
Il me donna aussi un truc pour souder les métaux à cœur au chalumeau oxygène-acétylène :
- Plutôt que d'utiliser de l'acier comme métal d'apport, sers-toi plutôt de fil de fer suffisamment épais, voire même de vieilles tiges en ferraille. Je sais que ça peut paraître bizarre, mais tes résultats seront plus homogènes après.
C'est une astuce que j'ai testée et elle fonctionne. Cela supprime les problèmes de pailles, de bulles ou de points trempés dans la soudure. Bien évidemment, le mieux est de souder sous atmosphère avec un TIG. J'ai constaté à l'usage que cela résolvait ce genre de soucis.
J'avais rencontré Georges Tabibian aux Ateliers Saint-Eloi en 1984. Certains ont cru bon d'écrire qu'il les animait, mais c'est totalement faux. Il n'avait jamais possédé une seule part dans cette entreprise. Il y louait seulement une place d'établi. Temporairement, il y stockait aussi les pistolets sur lesquels il travaillait, tout en étant couvert légalement par les autorisations d'armes de guerre des ateliers.
Il n'avait aucun diplôme d'armurier, mais pouvait légitimement être fier d'avoir appris sur le tas, notamment au contact des professionnels des Ateliers Saint-Eloi. Il utilisait aussi les nombreuses machines sur place - tour, fraiseuse, polisseuses - ce qui lui offrait beaucoup d'avantages.
C'était un spécialiste des pistolets, surtout du Colt modèle 1911 qu'il appréciait particulièrement, et dont il avait réalisé une préparation portant son nom : le « Colt Tabibian » spécialement modifié pour la compétition. Ce fut, à mon avis, son chef d'œuvre.
Il quitta les ateliers fin 1984, peu avant la cession de ceux-ci. Il s'installa ensuite dans un local à Paris, au rez-de-chaussée d'un immeuble, rue de Charenton si ma mémoire est bonne. Par la suite, il devint rédacteur en chef de la revue Action Guns.
Je me souviens d'un homme aux manières douces. Doté d'un excellent sens relationnel, il prenait tout son temps pour donner les explications nécessaires aux tireurs, avec une finesse toute byzantine. Il n'était pas très polyvalent dans le domaine de l'armurerie, s'étant surtout spécialisé dans les armes de poing pour lesquelles il était plus doué.
Peu de personnes savent ce qui suit. Il avait mis au point l'un des premiers exemplaires des couteaux de survie. La lame avait été usinée par ses soins sur la fraiseuse des Ateliers Saint-Eloi. Malheureusement, son idée avait fuité, car quelqu'un avait vu son prototype trop tôt. Un fabricant avait repris le projet à son compte, d'où les fameux couteaux Aitor de survie commercialisés au début des années 1980, puis des nombreuses copies qui suivirent.
Pour désigner une arme sur laquelle beaucoup de travaux étaient à effectuer, son expression favorite était : « Là, c'est un gros chantier », ce qui faisait rire les armuriers, qui faisaient alors pertinemment remarquer : « Une arme est une arme, pas un contrat de travaux publics... »
Georges Tabibian est décédé en 1994 des suites d'une longue maladie, beaucoup trop tôt, à l'âge de 53 ans. Mais il en va parfois ainsi de la vie.
N'importe quel armurier ou arquebusier - mais pas un vendeur d'armes, qui n'est qu'un commerçant - devrait savoir graver une tête de vis, par exemple pour de petits fusils artisanaux de Saint-Etienne ou de Liège. Mon père procédait ainsi et m'avait enseigné les bases.
En revanche, lorsqu'il s'agit d'un Holland & Holland ou d'un Purdey, il faut réaliser un travail parfaitement à l'identique, ce qui nécessite un spécialiste de l'échope et du burin.
Ce jour-là, j'étais dans l'atelier de Pietro Sabatti, l'un des meilleurs graveurs sur Paris. Je lui apportais de l'ouvrage de temps en temps.
J'étais venu avec la vis modèle et celle que j'avais fabriquée, prête à être décorée. C'était voilà plus d'une trentaine d'années, j'étais jeune à l'époque. Je regardais Pietro travailler pendant que nous discutions.
J'ai remarqué que son étau était placé très haut, presque au niveau du cou. Je l'interrogeais :
- Est-ce simplement pour avoir l'œil au plus près ?
Pietro me répondit de sa voix douce teintée d'accent italien :
- Pas uniquement, Christian. Non seulement tu es plus droit, mais tu as aussi l'éclairage et l'angle formé par le burin.
Certes, on peut utiliser un étau d'armurier pour faire de la gravure, mais après quelques heures, le dos et la colonne vertébrale s'en ressentent, car nous les fixons directement à l'établi. J'en avais fait l'expérience à plusieurs reprises, en gravant des fusils avec une décoration simple.
En ce qui concerne le burin, si on le redresse de trop, il « piochera » dans le métal, faisant un trait large et trop profond duquel le copeau aura des difficultés à se détacher. Une position plus inclinée est préférable, d'où l'utilité d'étaux en hauteur. Mais cela ne suffit pas, et Pietro me le montra en affûtant la pointe de son outil.
- Tu dois casser légèrement le bord du burin, sinon il enlèvera trop, tu ne pourras pas bien le maîtriser.
Le geste doit se faire délicat et précis, aussi son marteau ne dépassait pas une trentaine de grammes, selon mon estimation.
Pietro n'était pas avare en explications, car il aimait son métier. De toute manière, étant donné sa sûreté de main, son savoir-faire redoutable, qui aurait pu le concurrencer ?
Par la suite, il me raconta ce qu'il entendait par « donner une couleur à la gravure ».
- Les volutes principales doivent être légères, le coup de force doit être placé dans les volutes secondaires. Compare entre les Stéphanois, les Belges, les Anglais et les Italiens. Tu verras ce que je veux dire.
Évidemment, pour un non-spécialiste, parler de couleur n'a pas de sens, puisque le décor s'exprime essentiellement en noir sur le fond métallique d'une trempe vieil argent. Il s'agit en fait du contraste. Si les filets principaux sont très marqués, alors les volutes secondaires le sont moins, il n'y a pas cette « couleur ».
Non content d'être l'un des graveurs sur armes les plus réputés, il avait aussi décoré une série de guitares steelcaster pour le fabricant James Trussart, déclinées en stratocaster, Les Paul et telecaster. Johnny Hallyday en avait utilisée une au Parc des princes en 1993 ainsi qu'au Midem en 1995. J'ai vu cet exemplaire dans l'atelier de Pietro alors qu'il travaillait dessus. Ces modèles sont très recherchés étant donné leur rareté.
Il avait beau ne pas avoir un mot plus haut que l'autre, il n'en était pas moins surprenant. Sur une bascule de fusil, il pouvait graver le chien d'un chasseur à partir d'une photo, à l'aide d'une réduction opérée grâce à un petit projecteur.
Mais ce n'était qu'un jeu d'enfant pour lui, qui avait réalisé des poinçons d'épreuve officiels pour des lingots d'or, représentant un aigle aux ailes déployées tenant une clé entre ses serres, sur un espace ne dépassant pas quelques millimètres carrés...
Il était également capable, sur des armes anciennes, de boucher de grosses piqûres sans soudure ni relime du métal. Cette technique pouvait aussi servir à rendre invisible un frettage sur une canonnerie. Il m'avait expliqué comment il procédait, mais m'avait fait promettre de garder le secret.
S'il avait exercé aux États-Unis, nul doute qu'il y aurait fait fortune. On se serait arraché ses gravures à prix d'or. Mais la France n'était plus ce qu'elle avait été.
Pietro avait aussi travaillé en collaboration avec Gianni Bertella, qui était spécialisé dans les sujets animaliers. Je me souviens de l'une de leurs réalisations, où l'on voyait un éléphant dans un médaillon entouré de rinceaux en fonds creux.
Sur un double express Francotte pour l'Afrique, j'avais déjà observé le même sujet, mais traité par un graveur belge réputé. Malgré tout le soin apporté, le résultat faisait penser à « Tintin au Congo » si on le comparait à l'ouvrage de Pietro et de Gianni. Sur leur travail, l'éléphant était vraiment en train de charger, relevant la tête, parfaitement en mouvement.
Outre l'apparence, ils avaient su capter le plus important, l'esprit que seuls peuvent voir les vrais artistes. C'était du talent à l'état pur. Mais notre monde n'est pas fait pour cela, si j'en juge à tout l'argent que nous consacrons aux guerres, qu'elles soient militaires ou économiques...
De 1978 à 2005, la bourse aux armes du pavillon Baltard était le rendez-vous incontournable des collectionneurs. Des marchands réputés y exposaient leurs plus belles pièces. Le cadre exceptionnel était en lui-même une référence.
Un jour, on y vit un énergumène avec une moustache fournie courir entre les stands, sabre au clair. Entre deux vociférations, il poursuivait un jeune homme qui, l'instant précédent, lui avait administré une gifle à la mode du XIXe siècle, en gentilhomme.
La lame qu'il brandissait avait beau être réglementaire voilà 200 ans, une telle riposte n'était plus de mise depuis le grand siècle...
Les personnes présentes ce jour-là n'ont jamais connu la cause de ce différend. Le moustachu était un marchand d'armes anciennes qui partageait son temps entre la France et la Suisse. Il devait de l'argent à la mère du jeune homme.
Le remboursement se faisant attendre, le fils prodigue avait souffleté le mauvais payeur selon les usages de la Belle Epoque. Comme le pavillon Baltard datait des années 1850, c'était de circonstance...
Toutefois, c'était le monde à l'envers. Le jeune homme était un ancien cambrioleur qui se faisait un point d'honneur à travailler sans armes. D'un naturel soigneux, il évitait de mettre du désordre. Éduqué avec des principes, il ne cassait jamais ce qu'il laissait sur place.
S'il trouvait un animal domestique dans une maison, il lui donnait même à manger avant de partir à l'aube. D'ailleurs, c'était ainsi qu'un gendarme avait fini par le pincer :
- On sait que c'est vous, parce que le cambrioleur a pris du lait dans le frigo pour le donner au chat. Vous êtes fait !
Il aurait pu porter le prénom d'Arsène, mais c'était déjà pris...
Le marchand suisse m'avait montré une technique : comment « Clouer » une pièce. Supposons qu'un particulier demande trop cher d'un objet, malgré une offre raisonnable.
Pour éviter qu'un confrère ne puisse l'acheter au cas où le vendeur baisserait ses prétentions, il existe une méthode simple : lui affirmer que son objet vaut encore davantage. Au moment de prendre congé, il suffit de lui glisser d'un ton convaincu :
- Ne vendez pas en dessous de (prix exagéré), car cela vaut bien plus que vous ne croyez. Au revoir, monsieur...
Ainsi, il ne diminuera jamais le prix et aucun concurrent ne pourra emporter l'affaire. Voilà ce que signifie « Clouer une pièce ».
D'après Pierre, Alain Serpette devait sa fortune à John Moses Browning. En effet, le célèbre concepteur avait créé le pistolet modèle 1911 en calibre 45 qui équipait les troupes américaines. Pour ponctuer son propos, Pierre s'exclama :
- Des Colt 45, Serpette en a vendu par caisses !
À la libération, un 45 s'échangeait contre une bouteille de whisky à Pigalle. Mon père m'avait raconté qu'après, les prix avaient progressivement monté. Au début, le tarif était de 50 anciens francs, soit approximativement 150 euros. C'était le temps des bonnes affaires.
Dans les années 1950, les révolvers modèle 1873 et 1892 ne coûtaient presque rien dans les salles des ventes, car les munitions étaient quasi introuvables. Les carabines suisses de match du XIXe siècle se vendaient pour une bouchée de pain. Les pistolets à silex, guère plus. Rares étaient les enchérisseurs pour ces vieilleries. À cette époque-là, les gens avaient des choses plus urgentes à acheter.
Le moment était idéal pour se lancer dans une collection, mais quelques marchands prévoyants avaient fait comme l'écureuil : une petite provision. Sage précaution, car les armes anciennes suscitèrent l'engouement à partir du milieu des années 1960.
Mais la législation s'était durcie. Par exemple, les pistolets 22 Long Rifle semi-automatiques nécessitaient maintenant une autorisation, alors que ce n'était pas le cas avant. Toutefois, les services de police n'étaient pas devenus aussi regardants qu'aujourd'hui.
La première méthode de neutralisation des armes était surnommée « Poussière et chewing-gum » par les connaisseurs. Il s'agissait d'une simple goupille Mécanindus insérée dans le canon. Dans le cas d'un Colt 45, il suffisait de disposer d'un tube supplémentaire, et le tour était joué.
Dans un tel contexte, mon ami Pierre disait simplement qu'un marchand astucieux pouvait faire de bonnes affaires. Tout dépendait du stock de pièces détachées de celui-ci.
Très vite, Serpette avait compris que ce temps béni ne durerait pas éternellement. Le bénéfice qu'il avait réalisé dans les débuts fut réinvesti dans des armes réellement anciennes. Ainsi, il avait supprimé le risque dans l'équation de la fortune.
Par contre, tous les autres marchands ne firent pas preuve d'autant de prescience.
Mémé Dalton exerçait ses talents aux Puces de Saint-Ouen. En 1977, elle chuta lourdement sur les nouveaux cailloux législatifs. Les services de police saisirent son stock. D'après ce qui fut dit, ils eurent besoin de quatre camions Calberson pour tout déplacer.
Elle travaillait à l'ancienne, mais les temps avaient changé. Probablement aurait-elle mieux fait de s'installer au Texas...

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