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Le temps des hommes de fer - XVIII

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

De l'espèce des couteaux

Un matin, je reçus un appel téléphonique d'un transporteur qui travaillait au nord de Paris.

- Dites-moi, puisque vous êtes assesseur à la Commission de conciliation et d'expertise douanière, et aussi inscrit à la Compagnie des experts en armes et munitions près les cours d'appel, pourriez-vous donner votre avis sur la distinction en l'espèce d'un lot de couteaux ?

On ne peut être expert qu'en son métier. Or, je n'étais pas coutelier. Mais, étant armurier, cela incluait forcément les couteaux. J'attendais une première affaire d'expertise importante. Malheureusement, la liste était complète à la Cour d'appel de Paris, où les possibilités d'entrer étaient quasi inexistantes.

Aussi, faute de mieux, je donnais suite. Le lendemain, dans les locaux du transporteur, celui-ci m'exposa son problème.

- Je travaille pour l'un des plus grands couteliers de Thiers. J'ai importé un container pour lui. J'ai ensuite déclaré les marchandises en douane. Tout s'est bien passé jusque-là.

Après, les choses s'étaient gâtées. Une brigade des Douanes avait procédé à un contrôle des marchandises. Le stock importé avait été saisi. Une forte amende avait été infligée, dont le transporteur ne voulut pas m'indiquer le montant.

Lors de l'importation, il avait déclaré les marchandises comme relevant du chapitre 93.07 du tarif des douanes, d'où une taxation de 3,20 %. Mais la brigade estimait qu'elles relevaient du 82.11 à environ 18 %. Malgré l'apparente aridité administrative du dossier, l'enjeu était donc financier.

Mais, au-delà de l'argent, où était la vérité dans cette histoire ? S'agissait-il des « couteaux-armes » classés au chapitre 93.07, objets à usage guerrier ; ou bien des couteaux d'usage courant, tels que les couteaux de cuisine du chapitre 82.11 ?

On entrait dans l'absurde car, à la base, cette différence avait été faite pour préserver le bassin d'emploi des couteliers de Thiers. Les productions à bas prix venant de l'étranger se trouvaient taxées à 18 % environ. Les productions nationales n'y étaient pas soumises, puisqu'elles avaient été fabriquées en France.

C'est donc tout naturellement que j'expliquais au transporteur :

- Cette taxation est logique, elle correspond à une TVA. Dans cette mesure, vous devriez plutôt payer.

- D'accord, mais les couteaux de mon client sont des armes, pas des couteaux de cuisine...

Le lendemain, le PDG de la société de Thiers en personne, M. Thierson, me contacta. Il me confirma les détails que m'avait donnés son transporteur. Il se plaignit des manières de la brigade des douanes. Visiblement, il était encore sous le choc.

- Vous n'en auriez pas cru vos yeux, on se serait cru pendant la Deuxième Guerre mondiale, avec la Gestapo. Je n'avais jamais vu ça de ma vie.

Personnellement, j'avais été témoin de leur manière d'agir chez mon père. Je n'étais donc pas surpris. En général, les honnêtes gens n'en sortent jamais indemnes. Beaucoup d'entre eux cessent de croire en la démocratie après avoir vécu cela.

M. Thierson me fit parvenir les pièces à expertiser, soit une centaine d'articles. Maintenant, il ne restait plus qu'à trancher - si j'ose dire - entre les couteaux, les poignards et les couteaux-poignards, puisque ces termes ne désignent pas exactement la même chose.


Comment définir juridiquement les différentes catégories de couteaux ? Personne n'a jamais été d'accord sur la question. Pourtant, ce ne devrait pas être compliqué : dimension totale, longueur et épaisseur de la lame, nombre de tranchants, extrémité ronde ou pointue, présence d'un cran d'arrêt, sont des caractéristiques qui devraient être suffisantes.

Je relisais avec beaucoup d'intérêt la directive d'application 90-50 du Bulletin officiel des douanes, concernant la définition des poignards et des couteaux-poignards :

« Lames solidaires de la poignée ou équipées d'un système permettant de la rendre solidaire du manche, à double tranchant sur toute la longueur ou tout au moins à la pointe, d'une longueur supérieure à 15 cm, d'une épaisseur au moins égale à 4 mm, à poignée comportant une garde. »

Mais cela ne suffisait pas à différencier une arme par nature d'une arme par destination. Par exemple, il existe de grands couteaux de boucher, mais cela n'en fait pas des armes par nature, seulement par destination. Dans ce dernier cas, les conditions tarifaires du chapitre 82-11 s'appliquent, ce qui est logique.

Toute la question était de savoir si les couteaux de M. Thierson étaient des armes par nature ou par destination. J'espérais que les définitions du tarif douanier me permettraient d'effectuer ce distinguo, malheureusement non. Sur la foi de ces textes, on pouvait tarifer d'après le chapitre 93.07 ou 82.11 selon l'humeur du moment.

Par conséquent, tout reposait sur des arguments de distinction en l'espèce, le tout dans un dossier contre les douanes. Probablement était-ce la raison pour laquelle aucun confrère n'avait voulu s'en occuper, alors qu'il s'agissait, finalement, d'une grosse affaire.

Je commençais mon expertise en réservant deux pages à chacun des couteaux, avec une photographie de chacun d'eux et l'indication des principales caractéristiques.

Je procédais aussi à des tests, en plantant ces poignards dans du bois ou en coupant des tiges d'acier avec. Dans mon rapport, la photo d'une porte vue de profil était impressionnante. Elle était littéralement transpercée, de part en part, par une dizaine de lames.

Leurs performances étaient celles des couteaux militaires. À moins d'être stupide, on m'accordera que de tels objets ne pouvaient pas faire partie des ustensiles d'usage courant.

À la finale, mon expertise portait sur une centaine de modèles. Elle tenait dans deux gros classeurs assez lourds. J'envoyais le tout en double exemplaire à Thiers.

La réparation de la porte passa dans mes frais divers...


Quelque temps après, M. Thierson et son transporteur furent convoqués au bureau E4 des douanes. Je les accompagnais pour suivre le dossier. Ce service était compétent en matière de classement tarifaire. Il pourrait donc se prononcer sur la distinction en l'espèce.

Nous avons eu l'impression d'entrer au Vatican, car ce bureau dépendait de la Direction générale des douanes. Autour d'une table, la réunion dura environ une heure. Les fonctionnaires avaient pris connaissance de mon expertise. Ils me firent remarquer qu'ils avaient peu l'habitude d'en voir d'aussi détaillées.

- Mon rapport vous montre ce que les objets importés par M. Thierson sont capables de faire. En les classant au chapitre 82.11, les douanes reconnaîtraient qu'il s'agit de couteaux d'usage courant. Êtes-vous prêts à en prendre la responsabilité ?

La seule réponse fut un silence gêné. Après quelques instants, l'un des fonctionnaires remarqua :

- Il existe des couteaux de chasse, ils sont d'un usage courant, non ?

- Oui, mais pour chasser, il faut un permis.

- À ce moment-là, il faut aussi un permis pour conduire une voiture. Or, celles-ci sont d'un usage courant.

- D'accord, sauf que moins de 10 % de la population française pratique la chasse. Donc, il ne s'agit donc pas d'un usage courant.

Le transporteur ajouta :

- Voilà des poignards qui peuvent traverser des portes et couper des tiges d'acier. Croyez-vous qu'il faille les mettre dans la même catégorie que les couteaux de cuisine ?

Pour finir, j'abattais mon joker.

- Imaginez un procès pour meurtre par arme blanche. Si le couteau a été vendu comme étant d'usage courant, il n'y a pas forcément de préméditation. Tandis que, s'il a été vendu en tant qu'arme, il devient possible d'en établir une.

- Vous voulez dire qu'en classant un couteau dans le chapitre 93.11, les douanes reconnaîtraient implicitement qu'il s'agit d'une arme. Si nous le classons au 82.11, ce serait un couteau sans destination particulière.

- Voilà le fond de la question, et la responsabilité de vos services qu'elle pourrait entraîner.

Après une longue discussion, cet argument massue mit tout le monde d'accord. Les fonctionnaires du bureau E4 émirent l'avis d'abandonner les poursuites contre la société de M. Thierson.

Ils étaient convaincus à un point totalement inespéré, tellement qu'ils voulaient faire paraître une note dans le Bulletin officiel des douanes, afin que de telles mésaventures ne se reproduisent plus à l'avenir.

La partie était gagnée.


Après cette entrevue, M. Thierson m'invita à déjeuner avec son transporteur. Visiblement, ils étaient tous deux soulagés. Même si ma pesante expertise représentait plus de cinq kilos répartis en deux classeurs, elle leur retirait un grand poids des épaules.

Cerise sur le gâteau, aucun de nous ne s'attendait à ce que le bureau E4 fasse paraître une note dans le Bulletin officiel des douanes. Lorsque l'autorité en la matière reconnaît vos arguments à ce point-là, c'est une victoire sur toute la ligne.

- On m'avait dit de ne pas venir dans vos ateliers, que c'était un endroit à éviter.

- Ah bon, qui vous a dit ça ?

Je pensais immédiatement à mon ancien associé.

- Une de mes relations. En tous cas, celui qui me l'a dit m'a induit en erreur. Si je ne vous avais pas connu, les conséquences auraient pu être catastrophiques pour moi. Désormais, je conseillerai votre adresse à mes clients, vous êtes un professionnel compétent. Je le ferai savoir, et vous savez que je connais beaucoup d'armuriers.


Environ deux ans après, j'avais complètement oublié cette affaire que je croyais classée. Mais les douanes repartirent à l'assaut. De nouveau, M. Thierson fut convoqué avec son transporteur. Une fois de plus, je les accompagnais.

Cette fois-ci, changement de décor. Au lieu du bureau E4, la réunion se déroula à la direction générale. La pièce était luxueuse avec de beaux fauteuils. Nos interlocuteurs étaient pour la plupart âgés ; pour certains d'entre eux, peut-être à quelques mois de la retraite. Visiblement, nous étions reçus par les pontes des douanes.

- Pourquoi ne sommes-nous pas reçus par le bureau E4 ?

- Les fonctionnaires de ce service ont tous été mutés ou promus. Les nouveaux ne connaissent pas votre dossier.

Probablement ne voulait-on pas, en haut lieu, que nous persuadions les remplaçants. La note dans le Bulletin officiel des douanes n'était jamais parue. D'autres affaires identiques à celle-ci devaient exister. Sur toute la France, le dossier dépassait probablement le million de francs.

Curieusement, nos interlocuteurs nous parlaient des textes douaniers allemands, nous disant qu'il fallait progressivement s'aligner dessus. Pourtant, nous n'étions qu'au début des années 1990.

Nous pensions que l'entrevue se déroulerait dans le calme, en échangeant des arguments de raison. Pas du tout. Un jeune aboyeur justifia son salaire en élevant la voix et en faisant preuve d'agressivité. Les autres ne furent pas en reste.

En ma qualité d'assesseur de conciliation, je dus les rappeler au calme :

- Messieurs, je vous en prie, comportons-nous en gentlemen.

Ils n'essayaient même pas de discuter. À cinq, ils mettaient la pression contre M. Thierson et son transporteur. Ils pensaient ainsi les pousser à la faute : une réaction par la colère. Mais ceux-ci restèrent d'un calme olympien.

L'entrevue se termina de manière plutôt sèche, M. Thierson et son transporteur se proposant de traîner les douanes devant le tribunal administratif. Ils gagneraient certainement, car leur dossier était suffisamment bien bâti.

Les pontes des douanes le savaient. Voilà pourquoi ils avaient préféré les vociférations aux arguments. En repartant, l'un d'eux me dit même :

- Comment se fait-il que nous ne vous ayons pas embauché ?

Certes, maintenant, ils connaissaient la qualité de mon travail. Mais, n'ayant pas le bac, je ne pouvais pas m'inscrire au concours d'entrée.

Et s'ils tenaient tant à ce que je travaille pour eux, ils avaient ma carte de visite, non ?


Environ cinq ans après, M. Thierson me contacta par téléphone. Après les politesses d'usage, il en vint au but de son appel.

- Je vous appelais pour vous dire que l'affaire avec les douanes est terminée maintenant. Ils n'ont pas donné suite.

- Pas de tribunal administratif ?

- Non, rien. Silence total depuis des années.

- Et bien, voilà une bonne nouvelle.

- Je ne pense pas qu'ils reviendront à la charge maintenant, trop de temps a passé.

- Oui, en effet.

Dans ce genre d'affaires, il faut savoir que les douanes, par définition, ne peuvent pas avoir tort, même lorsque c'est le cas. Elles n'écriront jamais de lettre pour le reconnaître. La restitution des marchandises confisquées est censée suffire.

Dans cette histoire, je n'avais pas cherché à venger mon père ou mon grand-père qui avaient subi leurs foudres. Je désirais quelque chose de logique et de juste : une vérité à la manière d'un jugement de Salomon, rien de plus.

Mais le hasard n'existe pas. La vie nous assigne parfois des rôles où nous remettons les pendules à l'heure. Si ce n'est pas nous-mêmes, ce sont d'autres qui le font à notre place. C'est juste un problème de temps...

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