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Le temps des hommes de fer - XVI

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Visite chez Alain Serpette

Maître Rattler souhaitait s'investir davantage. Il avait trouvé pertinent de s'approvisionner afin d'épaissir le catalogue de vente. Aussi, Pierre lui avait donné cette opportunité. Le lendemain, de bon matin, nous avons quitté Paris en direction de l'Indre.

Pierre connaissait personnellement Alain Serpette, le fondateur du marché éponyme aux Puces de Clignancourt. Beaucoup de temps avait passé depuis les débuts, placés sous le signe des surplus d'après-guerre. Maintenant, Serpette vivait à la campagne, dans un trou perdu nommé la Roche à Concremiers.

Je pensais faire la connaissance du célèbre marchand dans une ancienne ferme fortifiée, avec jardin potager et poulailler devant l'entrée, l'ensemble parfumé au fumier de pays. Pas du tout.

Il vivait dans un authentique château du XVe siècle, entouré par un mur d'enceinte qui le protégeait du regard des curieux. Pour entrer, il fallait appuyer sur l'interphone et attendre l'ouverture du portail électrique. Après, on pouvait découvrir les dépendances, la chapelle et l'impressionnant corps de bâtiment qui se dressait là. Le tout lui appartenait.

Pour quelqu'un ayant commencé quasiment dans la brocante, c'était plutôt hallucinant. L'orgueil de maître Léonard, qui avait pourtant bien réussi dans la vie, et avec des diplômes que l'autre n'avait pas, en prenait un sérieux coup. Mais l'endroit était agréable, notre commissaire-priseur en appréciait l'ambiance.

Alain Serpette nous fit visiter sa salle d'exposition, située dans l'une des dépendances qu'il avait fait restaurer entièrement. Là s'étendaient des vitrines qui contenaient de véritables petits trésors : des carabines et pistolets à rouet, des armes à silex et à canons damas, une multitude de Colts et de Smith & Wesson en vente libre (puisque classés en 8e catégorie, actuelle D), des Russian et même une paire de pistolets Boutet en coffret. Ce stock, c'était un rêve inaccessible pour la plupart des marchands en armes anciennes... Sauf pour lui.

Un seul problème, les prix. Il demandait trop cher de ses armes. Tout naturellement, je pointais du doigt le moindre défaut sur les pièces qu'il nous proposait. À un moment donné, Pierre me dit en aparté :

- J'ai un accord avec Serpette. Ne sois pas trop dur avec lui, veux-tu...

Du coup, je me retrouvais dans la position d'un acrobate réalisant une figure de style. Il fallait satisfaire les deux parties et trouver un juste milieu. Délicat exercice.

À l'heure du déjeuner, Alain Serpette nous invita à sa table, puisque son château était un ancien gîte d'hôte. Il nous raconta comment il en avait fait l'acquisition.

- Ma femme et moi étions en vacances. Nous visitions l'arrière-pays et avons fait halte ici. Nous avons trouvé l'endroit sympathique. L'ancien propriétaire avait des soucis d'argent. Moi, j'avais créé le marché Serpette, et il est mauvais de laisser des disponibilités dormir...

Lorsqu'il avait découvert ce lieu, un fusil de rempart ornait le dessus de la cheminée, dans la salle à manger. Un signe du destin, selon lui. Tout en mangeant, nous pouvions voir cet imposant fusil. Alain Serpette nous faisait partager l'émotion qu'il avait ressentie en arrivant ici pour la première fois.

Voilà comment il s'était établi à Concremiers. Depuis, chaque mois, il proposait ses dernières trouvailles sur une page en quadrichromie dans la Gazette des armes, une revue très appréciée des collectionneurs. De cette manière, malgré l'éloignement avec Paris, il avait pu conserver un bon vivier de clientèle.

Il nous fit visiter son bureau dans la tour de l'aile gauche. Celui-ci regorgeait littéralement de fusils entassés en vrac, visiblement achetés un peu partout en France dans les ventes des Domaines. C'était son stock de petits prix pour satisfaire toutes les bourses des abonnés à son catalogue.

Dans l'après-midi, nous avons fait la liste des armes désirées et sommes arrivés à un total. Sans défriser la moustache de notre hôte, nous avons obtenu une remise de 60 000 francs.

Ce compromis était valable pour les deux parties. De toute manière, il n'aurait pas été possible de faire mieux ce jour-là.

Une dizaine d'années plus tard, Alain Serpette décédait des suites d'une longue maladie. Ses armes partirent dans je ne sais quelles collections. Il ne reste plus rien là-bas, mis à part les pierres multiséculaires qui se rient du destin des hommes.


De retour à Paris, je terminais la rédaction des articles du catalogue. Par précaution, j'en profitais pour ajouter à la vente quelques armes personnelles : une arbalète avec un imposant arc en acier forgé du XVIIe siècle, un pistolet type Flobert avec une crosse entièrement sculptée, une carabine à bloc tombant de fabrication liégeoise.

Pierre relut mon travail et posa le point final. Je fis développer mes photos de fusils à platines anglais et les transmis à Maître Rattler. De mon côté, tout était prêt.

Alain Serpette nous rappela pour nous dire que, dans deux semaines, il disposerait d'une pièce exceptionnelle : le pistolet d'Henri IV. Après l'épisode du couteau de Ravaillac, cela me fit bien rire. Dans quelques jours, peut-être nous apporterait-on la tête du monarque en personne...

Parallèlement, j'avais sympathisé avec Aurélie, la jolie secrétaire blonde aux bas noirs. Elle m'aimait bien, contrairement au triste sire qui la faisait pleurer. Plutôt sexy, elle était devenue mon professeur en enchères. Elle me faisait découvrir le métier depuis les coulisses.

- Tu sais, Christian, la plupart des gens croient tout savoir sur les adjudications. Or, faire partie du public est une chose, être assis à la table d'experts en est une autre...

En réalité, une vente aux enchères est une mécanique de précision. Seulement une mise en scène ? Non, plutôt un rituel dont toutes les règles ne sont pas dites, cela incluant l'essentiel : le prix. Quelle est la valeur des choses ? Ce que les gens sont prêts à payer. Peu importe ce qu'un objet a coûté à fabriquer, le plus important est la chaîne de reconnaissance.

C'est donc avec beaucoup d'attention que j'écoutais Aurélie, d'autant plus que la situation m'interdisait de prendre des notes...


Grâce à Aurélie, j'apprenais les subtilités que les profanes ignorent. Un objet à vendre possède plusieurs prix. Celui indiqué sur le catalogue est l'estimation de l'expert, c'est-à-dire la valeur sur le marché, en tous cas d'après lui. Il n'est pas habituel qu'un objet soit adjugé au-dessus.

Le prix de départ est nettement inférieur, entre 3 et 10 fois par rapport à l'estimation. Il est indiqué par le commissaire-priseur lorsque celui-ci annonce : « Nous allons ouvrir les enchères à... ». Automatiquement, puisque l'affaire semble si bonne, tout le monde lève le doigt. Cela amorce la dynamique de la vente.

Après, l'objet part entre les mains du mieux-disant. Pour la plupart des gens, l'affaire s'arrête là. Sauf qu'il existe un grand secret qu'ils ignorent tous : le prix de réserve.

Celui-là, personne n'en sait rien dans la salle...

Pour le connaître, il faut se trouver de l'autre côté du miroir, dans l'antre du secret où tout se trame : l'équipe du commissaire-priseur. L'officier ministériel est un artiste de l'instant, dont le talent consiste à propulser les enchérisseurs au-dessus du prix de réserve.

Si un objet ne l'atteint pas, il est discrètement retiré de la vente. Mais comment faire devant des centaines de témoins ? Un assistant portera un supposé ordre d'achat surpassant l'enchère précédente. En jargon du métier, on appelle cela : « Ravaler une pièce ».

Premier inconvénient : l'opération n'est pas gratuite, elle occasionne des frais. Cette précaution est utile, car elle limite l'optimisme des vendeurs. Deuxième inconvénient : cela peut casser la dynamique de la vente.

En effet, si vous appreniez que, quoiqu'il arrive, vous paierez un objet plus cher que n'en demande son dépositaire, feriez-vous une offre ?

Voilà pourquoi ce fameux prix de réserve doit rester confidentiel...


Précédant la vente, la journée d'exposition se déroula à l'Hôtel de Guénégaud, dans la salle François Sommer. C'était la partie la plus agréable de ce travail, le moment de « faire le beau » en costume-cravate, convaincre en créant l'envie et recevoir les ordres d'achat.

Maître Rattler recommanda à son équipe d'adopter une « attitude très british » pour l'occasion. C'était sa plus belle adjudication de l'année.

Nous étions en décembre, Noël approchait comme une promesse de cadeaux. La veille, la vente de voitures de luxe - à laquelle je n'étais pas présent, puisque ce n'est pas ma spécialité - s'était déroulée de manière satisfaisante.

La matinée fut calme avec moins de visiteurs que nous n'espérions. En revanche, l'après-midi ne nous laissa guère le loisir de rêvasser. Les gens arrivaient en flots ininterrompus. Pierre et sa prestance naturelle faisaient merveille dans cette assemblée, dont une partie significative appartenait à la haute bourgeoisie.

À quelques pas de moi, un couple âgé respirait un je-ne-sais-quoi de vieille aristocratie française. Depuis une dizaine de minutes déjà, ils regardaient l'une des plus belles pièces dont nous disposions.

En coffret avec ses accessoires, ses canons damas avec rayures à cheveux, ses platines à silex signées de la Manufacture d'armes de Versailles, notre paire de pistolets Boutet ne pouvait laisser personne indifférent.

Ils me firent un signe discret et je m'approchais d'eux.

- Bonjour, désirez-vous un renseignement ?

- Oui. Je ne pourrais pas être présent lors de la vente.

- Je suis habilité à porter un ordre d'achat pour vous.

- Je n'en doute pas un instant, mais si quelqu'un faisait une offre supérieure à la mienne ?

- Dans ce cas, son enchère l'emportera sur la vôtre.

- J'ai bêtement raté une paire de pistolets semblable voilà quelques années. Je ne sais pas comment vous dire cela, mais... Je suis prêt à acheter cette pièce au comptant aujourd'hui même.

En un dixième de seconde, j'avais calculé les implications : l'une des pièces-phare de la vente ne serait plus disponible, alors que tout le monde s'attendait à la voir.

- J'ai bien entendu votre proposition, mais je n'ai pas autorité pour l'accepter. Je vous propose d'en discuter avec notre commissaire-priseur.

À la recherche de celui-ci, je me déplaçais à l'autre bout de la salle. Il était occupé à vérifier un listing. Je m'approchais de lui.

- Mon cher maître, nous avons une personne intéressée par la paire de pistolets Boutet. Mais son offre est singulière et vous seul pourrez y répondre.

- Ah... fit-il avec un sourire de contentement.

Je fis rapidement les présentations et l'entretien se déroula sous mes yeux. Espérant gagner davantage que l'offre de ce monsieur, il refusa de donner suite en y mettant les formes. Le vieux couple partit déçu.

Je soupirais. Nous venions de rater 230 000 francs de chiffre d'affaires (environ 55 000 euros de 2018). Était-ce un mauvais présage pour la vente du lendemain ?

Un peu plus tard, je croisais le commissaire-priseur en compagnie de l'un de ses amis. Ils discutaient de passeports - probablement monégasques - mais l'obtention se faisait désirer pour maître Rattler. En guise d'explication, son interlocuteur lâcha sur le ton de la plaisanterie :

- Mon cher maître, vous ne seriez pas un peu métèque, par hasard ?

Obligé de faire bonne figure, il répondit par un sourire forcé. Mais probablement était-ce cela qu'il entendait par « attitude très british »...


Dans la soirée, toutes les armes du catalogue furent retirées de l'hôtel de Guénégaud. Le lendemain matin, elles étaient rangées dans les vitrines de l'hôtel Drouot, pour la traditionnelle exposition précédant la vente.

Là, ce fut un véritable raz-de-marée. Pas une seule seconde pour souffler. C'est l'unique moment où les gens peuvent prendre les pièces en main, ils ne s'en privent pas. Le moindre instant d'inattention pouvant avoir des conséquences pécuniaires, il fallait rester particulièrement attentif.

Pierre et moi profitèrent de la pause de midi pour faire le point.

- Maintenant, tout est dans les mains du rat, dit-il de manière laconique.

Le rat, c'était ainsi que, maintenant, il appelait notre commissaire priseur.

- Il ne sort jamais de chez lui, c'est sa tanière. Tu n'as pas remarqué ses dents en avant, exactement comme un rat ? Avec ses petits doigts crochus ?

Pour illustrer son propos, il plissa les yeux et fit glisser ses dents à la manière d'un rongeur. J'éclatais de rire.

- Pierre, tu exagères...

J'en conclus que l'ambiance avec son associé du moment s'était dégradée, mais cela ne m'étonnait guère. Certes, maître Rattler était parfois un peu bizarre. À cette époque-là, on ne parlait pas encore des autistes Asperger.

Pour ma part, je mettais le tout sur le compte de l'astrologie chinoise, en répondant à Pierre :

- Moi le petit homme jaune, je te dis qu'en astrologie chinoise, rat très bon pour argent...

- Puisse Dieu t'entendre.

À 14 heures, nous étions assis à la table d'expert et la vente commença. Maître Rattler présenta les premiers lots et la salle réagit positivement.

La première partie concernait les pastels, les lithographies et les souvenirs de chasse. Nous avions même une corne de rhinocéros et une paire de défenses d'éléphant. La deuxième partie suivit avec des boutons de vénerie qui partirent en quasi-totalité. Ensuite, ce fut au tour des épées et des sabres réglementaires. Ils se vendirent sans difficulté. Jusque-là, tout allait bien.

On arriva aux armes et, pour renforcer la dynamique de la vente, on commença par celles de petit prix. Maître Rattler dût forcer un peu, mais les choses se passèrent correctement dans l'ensemble, malgré un léger ralentissement.

Finalement, on arriva au clou du spectacle : les pièces majeures de la vente. La paire de pistolets Boutet à Versailles fut présentée à la salle. Le marteau s'éleva mais ne voulut pas retomber : il était en apesanteur.

Quel prix maître Rattler en voulait-il ? Personne ne le savait dans l'équipe. Il y eut quelques enchères poussives jusqu'à 220 000 francs. La mayonnaise ne voulait pas prendre, maître Rattler nageait en plein bourbier.

Pour s'en extraire, il saisit un dossier et en tira, comme par magie, un ordre d'achat. Il venait de ravaler la pièce.

Mais cela avait cassé la dynamique de la vente. La superbe arquebuse allemande de 1590 avec ses incrustations en ivoire - une valeur sûre, pourtant - ne se vendit pas plus.

À partir de là, ce fut la série noire. La paire de Purdey & Son's, pourtant authentifiée par un courrier du fabricant à Londres, nous resta sur les bras. Même chose avec les Holland & Holland Royal, Express et Badminton. On ravalait à tour de bras, à tel point que quelques habitués dans la salle commençaient à s'en apercevoir.

Comme si la catastrophe n'était pas suffisante, l'un des clercs oublia de réagir à un prix de réserve. Notre commissaire-priseur fut obligé d'annuler cette enchère-là, sinon l'objet partait en salle. L'étude aurait alors dû payer la différence au vendeur.

Le marteau s'abattit une dernière fois et la vente se termina enfin. Lorsque la salle fut vide, on commença à ranger les dossiers et les lots invendus. Ceux-ci étaient nombreux. Les assistants n'osaient pas dire un mot. Aurélie restait prudemment dans son coin.

Pierre faisait grise mine en étudiant son listing. En effet, ses honoraires - et par conséquent, les miens aussi - dépendaient du succès de cette vente. Léonard Rattler s'approcha de lui.

- Mon cher Pierre, nous aurons terminé le bilan de l'adjudication dans quelques jours. Ce n'est peut-être pas si catastrophique que vous le craignez...

Tout à coup, Pierre éclata. La détonation d'une grenade aurait fait moins de bruit. Ses griefs explosèrent dans le fracas de sa voix de stentor. De toute ma vie, jamais je n'ai vu une soufflante pareille. La bourrasque faisait reculer les lunettes de Maître Rattler sur son nez et plaquait ses oreilles sur son crâne, les cheveux dans le sens du vent. C'était impressionnant.

Aurélie regardait tout cela en essayant de garder une attitude neutre, mais je pense qu'en son for intérieur, elle devait apprécier en fine connaisseuse.

Finalement, Pierre se calma, salua tout le monde et s'en alla avec son porte-documents sous le bras.


Je revis Pierre quelques jours plus tard pour clore le dossier. Après ce fiasco, les honoraires qu'il avait touchés étaient ridicules. Il équilibrait à peine ses frais et donc, ne pouvait pas me payer pour mon travail.

Je m'y attendais depuis le début. Un cygne noir se glissait toujours dans les beaux projets de Pierre. Je n'étais donc pas surpris, mais je n'avais aucune raison de lui en vouloir.

En effet, j'avais passé de bons moments pendant toute la semaine. J'avais découvert les coulisses des salles des ventes ainsi que leurs méthodes de travail.

De plus, les armes que j'avais vendues étaient parties à un prix honorable. Notamment, mon arbalète de collection avait atteint un prix inespéré. Au niveau financier, mes objectifs étaient atteints.

Dans les mois qui suivirent, Maître Rattler revint à ses premières amours : l'art contemporain, pour lequel il était particulièrement avisé et fin connaisseur. Quand la route est belle, pourquoi en changer ?

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