Miscellanées, le site de Christian Féron
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Le temps des hommes de fer - XV

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Vente à l'hôtel Drouot

À cette époque, je cherchais à élargir ma clientèle. Tout naturellement, j'avais contacté le musée de la chasse et de la nature à Paris. Je ne pensais pas franchir les différents barrages, mais la mise coûtait seulement le prix d'une communication téléphonique. Pourquoi ne pas essayer ? À mon grand étonnement, rendez-vous fut pris pour la semaine suivante.

Madame de Quiqueran, la conservatrice de l'établissement en personne, me reçut à l'Hôtel de Guénégaud, vénérable hôtel particulier datant à la moitié du XVIIe siècle. Elle me fit visiter les différentes collections tout en se plaignant des femmes de ménage. D'après elle, celles-ci plantaient accidentellement le bout de leurs plumeaux sur les crosses, ce qui endommageait les vernis et les bois. Je n'étais pas encore au bout de mes surprises.

Au pied d'un escalier aux marches creusées par des générations de visiteurs, je m'arrêtais devant une carabine Winchester 73, don de M. Péchenard. Je remarquais que le bronzage n'était pas d'origine.

Le fond du métal, qui était brillant, ainsi que les reflets aile de corbeau ne laissaient planer aucun doute : il s'agissait d'un travail fait au bain rapide, ce qui n'était absolument pas conforme à l'authentique. En effet, cette carabine aurait pu servir d'étalon à des restaurateurs qui auraient pu reproduire la même erreur.

Je connaissais d'ailleurs très bien les bains rapides, puisque mon grand-père avait été l'un des premiers en France à mettre au point une formule donnant de bons résultats.

Probablement M. Pechenard s'était-il aperçu du grave défaut de sa carabine, raison pour laquelle il n'avait pas jugé bon de la garder dans sa collection. J'en informais immédiatement mon hôte, mais cela sembla plutôt la gêner.

Dans une autre pièce, je tombais en arrêt devant une superbe carabine d'arçon de vénerie. Napoléon Ier l'avait offerte au général Rapp. Avec ses garnitures en or, argent et vermeil, elle avait été fabriquée à la manufacture de Versailles sous les bons auspices de Nicolas-Noël Boutet. En la regardant, je me demandais qui d'autre aurait pu mériter le titre de directeur-artiste.

Malheureusement, après avoir fabriqué les armes les plus luxueuses d'Europe en son temps, Boutet était mort dans la misère. Sa famille avait payé ses dettes pour l'honneur de leur nom, preuve que la splendeur ne mène pas forcément à la fortune.

Pour l'heure, ce dépôt du musée de l'armée était exposé dans une vitrine consacrée à elle seule, sous la lumière chaude d'un spot de 100 watts. À l'intérieur, la température devait être celle d'un petit sauna. J'interrogeais Madame de Quiqueran.

- Ne craignez-vous pas que la chaleur ne dessèche le bois et fasse sortir les incrustations ? D'ailleurs, je vois que cela commence à être le cas pour quelques-unes...

- Ne vous inquiétez pas, il y a un hygromètre dans la vitrine.

Elle se baissa pour regarder l'instrument.

- Ah, pas de chance... Il est en panne.

Rien d'étonnant. Perpétuellement bloqué en position de sécheresse absolue, le dispositif avait fini par rendre l'âme, mais on ne savait pas depuis quand. Encore heureux que je sois venu...

Avant de partir, je posais une dernière question à madame de Quiqueran.

- Combien d'armes se trouvent dans votre musée ?

- Exactement ? Je ne saurais pas vous dire.

- Approximativement, même à une centaine près...

- Même ça, je ne pourrais pas. Nous en avons tellement dans les combles...

Finalement, le musée de la chasse ne donna pas suite à mes propositions. Après tout, ils avaient juste besoin d'un personnel de ménage sachant consulter les hygromètres et, surtout, ne plantant pas les plumeaux dans les crosses.

Peut-être était-ce un problème de pedigree ? Soit j'en avais trop puisque j'étais la troisième génération d'armurier dans ma famille (puisque mon père et mon grand-père étaient armuriers), soit je n'en avais pas assez, n'étant pas né dans la bourgeoisie avec un nom à particule.

Mais, si tel avait été le cas, probablement n'aurais-je pas su m'occuper correctement des armes...


Je devais retourner quelques mois plus tard à l'hôtel de Guénégaud, mais d'une manière totalement inattendue. Pierre, un ami expert, projetait d'organiser une vente d'armes aux enchères. Dans ses relations, un commissaire-priseur parisien avait trouvé cette idée digne d'intérêt. Toutefois, une personne leur faisait défaut : quelqu'un ayant une bonne connaissance de ce genre de pièces.

Ce n'était pas que Pierre en manquait, mais il était spécialisé dans le domaine judiciaire. Certes, autrefois, il avait dirigé une société d'import-export dans l'armement. Cela faisait longtemps. Aussi, il voulait quelqu'un à côté de lui à la table d'expert, afin de se sentir l'esprit plus tranquille. Voilà quelle était la raison de sa venue.

- D'abord une vente de voiture de luxe dans la cour de l'hôtel de Guénégaud. Nous avons quelques Ferrari, des Lamborghini et des Porsche. Puis une journée d'exposition des armes, également au Musée de la chasse. Le lendemain, la vente aura lieu à l'hôtel Drouot.

- Je n'ose demander le prix de la location.

- Ah, c'est une vente de prestige... Tu veux en être ?

La question était posée pour la forme, car la réponse coulait de source. Je savais aussi que les projets de Pierre se terminaient rarement à la hauteur des espérances.

Toutefois, il était pertinent de voir un autre horizon que celui de mon atelier. Pourquoi ne pas sortir le poisson de son aquarium pour qu'il change d'oxygène ?


Je bloquais quelques journées sur mon agenda. Un matin, je me garais sur l'une des plus belles places de Paris. Notre commissaire-priseur exerçait sa charge à cet endroit, où il habitait également. Il occupait l'intégralité du premier étage.

Je montais un grand escalier de marbre bordé d'une splendide rambarde dont j'appréciais, en ma qualité d'artisan, le splendide travail de forge. Quelques instants après, je me retrouvais dans une salle d'attente décorée de manière étrange.

Réunies en plusieurs blocs, des boîtes en fer blanc occupaient un pan de mur. Elles étaient à moitié rouillées. Juste au dessus, des photos floues en noir et blanc laissaient deviner des visages d'enfants. Une impression sinistre s'en dégageait.

Des spots crachaient une lumière vive sur le tout, qui était visiblement de l'art contemporain. Il s'agissait d'une œuvre de Boltanski, destinée à évoquer le sort des enfants juifs dans les camps de concentration.

Dans une vitrine verticale, une béquille anglaise se dressait fièrement. Elle était peinte d'un rouge sanglant qui tranchait, de manière presque indécente, avec le blanc immaculé de la poignée. Un casque colonial surmontait l'ensemble. Là aussi, le sens était facile à deviner. La référence aux puissances occidentales dans les colonies était claire : nous avons fait couler le sang, mais nous avons gardé les mains propres.

Je restais quelques instants dans ce voisinage à l'esthétique douteuse, mais à la valeur sûre. Puis Pierre arriva avec notre commissaire-priseur.

- Mon cher Léonard, je vous présente Christian Féron, le maître-armurier dont je vous ai parlé. Son père et son grand-père exerçaient le même métier. Christian, voici maître Léonard Rattler.

- Enchanté de faire votre connaissance, fit-il en me tendant la main.

- Ce plaisir est partagé, répondis-je dans un sourire.

Dans le bureau de l'officier ministériel, la collection d'art contemporain se prolongeait. On ne pouvait manquer la sculpture d'un chien en décomposition derrière un grillage, comme s'il avait été abandonné durant trop longtemps dans un chenil. Aisément reconnaissable, il s'agissait d'un bronze de Paul Rebeyrolle.

Sur un grand bureau en verre, un objet digne d'un cabinet des horreurs trônait. Étant donné son emplacement, les visiteurs de maître Rattler n'avaient pas la possibilité de l'ignorer. C'était un pied de bébé momifié sous une cloche en verre, avec un couvercle vert-de-gris couvert de signes cabalistiques. Cette petite note diabolique venait pimenter le décor.

Nous avons commencé par faire le point sur le dossier de la vente. Le premier objectif était la rédaction du catalogue. Le deuxième concernait le nombre de lots proposés. Concernant les voitures de luxe et les articles de vénerie, il était suffisant. En revanche, tel n'était pas le cas pour les armes.

Nous n'en avions pas suffisamment.


Apparemment, notre présence à déjeuner ne s'imposait pas. Maître Rattler suivait un régime alimentaire macrobiotique. Aussi, vers midi, Pierre et moi avons cherché une cantine à quelques pas de l'étude.

Nous sommes passés devant un restaurant qui n'attirait pas l'attention, car il paraissait fermé. Aux fenêtres, les rideaux presque rabattus donnaient une impression d'invisibilité. À l'intérieur, l'ambiance était quasiment familiale, jusqu'aux nappes à petits carreaux rouges et leurs serviettes assorties.

Parfois, l'écrivain et pamphlétaire Jean-Edern Hallier y faisait escale avec son égérie du moment, une jeune femme à la taille de guêpe habituée aux défilés de mode. Personne n'osait le déranger et on le regardait de loin, un peu comme une bête curieuse. Issu de la bourgeoisie bretonne et converti aux idées de gauche, il avait le tact de rester discret.

Dans une vitrine, un couteau reposait au-dessus d'un petit carton indiquant : « Couteau de Ravaillac ». Apprenant que Pierre et moi étions experts dans une vente aux enchères, le patron voulut connaître notre avis sur cet objet.

Après l'assassinat d'Henri IV, le couteau authentique avait été remis au duc de La Force. Malgré les siècles, il était resté dans la famille de celui-ci. Montré lors des expositions universelles de Paris en 1889 et 1900, il est aujourd'hui conservé dans le coffre-fort d'une banque suisse.

Toutefois, l'exemplaire que nous examinions était un accessoire de théâtre du XIXe siècle. Il n'était donc pas totalement dénué de valeur. Pour nous remercier de notre franchise, le restaurateur nous servit comme des princes pendant toute la semaine.

Garbure, foie gras, confit de canard accompagné d'une fricassée de pommes de terre bien claire et déliée, tarte tatin, Madiran, nous étions gâtés. Pierre, en grand seigneur, payait tout.

Pendant ce temps, Maître Rattler finissait son déjeuner macrobiotique à base de céréales et d'algues, le tout arrosé d'un thé de riz. Jamais il n'avait un mot plus haut que l'autre. Mais, comme je devais le constater par la suite, il ne fallait pas se fier à ce calme apparent.

De retour à l'étude, je commençais la rédaction du catalogue de la vente d'armes, lot par lot. Pierre relisait et faisait quelques corrections.

Il fallait donner une progression à la vente, un peu comme si nous réglions une mise en scène. Cela nous obligeait à changer l'ordre des articles au fur et à mesure. Nous utilisions une technique de copier-coller artisanale : une paire de ciseaux et du scotch. Après, le secrétariat de l'étude dactylographiait l'ensemble.

Nous formions une équipe efficace et les choses allaient vite. Jusque-là, tout se passait bien.


Le lendemain, dans le bureau de maître Rattler, je fus témoin d'un épisode qui me choqua. Il examinait la première ébauche du catalogue. Apparemment, il n'était pas satisfait du travail de sa deuxième secrétaire.

Il appela celle-ci dans son bureau et lui fit des remontrances, d'un ton particulièrement glacé, en lui mettant la pression avec un art consommé. Très sérieux, il lui lança même :

- À cause de vos erreurs, je n'ai jamais autant travaillé dans ma vie.

Avant que j'aie le temps de comprendre ce qui se passait, elle fondit en larmes. Pendant quelques instants encore, elle dut subir les remarques de son employeur qui passait la deuxième couche tout en la regardant sangloter.

C'était une jeune femme blonde à la taille fine, plutôt jolie avec ses bas noirs et sa jupe courte. Elle ne méritait certainement pas un tel traitement.

J'essayais de tempérer la situation avec quelques paroles modératrices, puis je retournais travailler à la rédaction du catalogue. Pendant le déjeuner, j'en parlais à Pierre qui me répondit :

- Ah oui, je ne te l'avais pas dit, il fait pleurer ses secrétaires. Moi aussi, j'en ai été témoin.

- Et cela ne te choque pas ?

- Si, bien sûr. Mais maintenant, tu connais le personnage. Franchement, tu crois pouvoir lui faire la morale ? Et encore, tu ne sais pas tout...

Pierre et Léonard faisaient partie de deux clubs philosophiques voisins. Moi aussi, mais dans une branche différente. Cela facilitait les confidences. Pierre me lâcha à voix basse, comme s'il me livrait un secret :

- Le week-end, il fait venir de jeunes femmes chez lui, plutôt des Africaines qui travaillent dans la mode. Tu ne peux pas savoir ce qu'il leur fait subir, pour de l'argent, à ces pauvres filles... Je le sais, c'est lui-même qui me l'a raconté.

Je ne rapporte pas l'intégralité du propos, mais juste ce que l'on peut en rapporter sans dépasser les limites de la pudeur. Je mis ces paroles entre parenthèses dans ma mémoire. Après tout, beaucoup d'hommes se vantent de ce qu'ils font, juste pour briller entre amis. Rien ne me prouvait que ce que je venais d'entendre était vrai.


Afin de trouver des armes de chasse et de tir à vendre, Pierre s'adressa directement à quelques-uns de ses anciens clients. En effet, au temps de son ancienne société d'import-export, il livrait les armuriers. Pour vendre des munitions de carabines à air comprimé, il avait inventé le slogan « Le plomb le plus léger au monde ».

Un confrère fort connu de Marseille nous confia ainsi plus d'une vingtaine de fusils, simplement parce qu'ils se connaissaient et que le lien de confiance était fort.

Un autre, ancien trésorier de la Chambre syndicale des armuriers détaillants, nous invita dans son magasin proche d'une grande gare parisienne. Dans l'arrière-boutique, il nous montra quelques paires de fusils à platine anglais dans leurs mallettes, qu'il proposait uniquement à ses meilleurs clients. Purdey, Holland & Holland, Westley-Richards... Qui savait qu'il en possédait autant ? Pas grand-monde.

J'emportais mon appareil-photo avec moi, un Canon AE1 Program, faute d'avoir la possibilité de photographier ces armes en studio. Avant la date de la vente, personne ne devait savoir qu'elles nous avaient été confiées. Tout devait rester le plus confidentiel possible.

Maintenant, il ne restait plus qu'à compléter le stock d'armes anciennes, car cela restait le point faible de la vente.

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