
Le temps des hommes de fer - XIII

Mission impossible
Début 1987, je n'en menais pas large. L'équipe se réduisait à un apprenti, Joseph, ainsi qu'à moi-même. Par bonheur, il restait encore six mois de réparations en retard datant du temps de Franck. Le plus difficile ayant été livré, il ne restait que les travaux normaux, beaucoup plus rapides à effectuer.
Parallèlement, je reçus la visite d'un huissier de Bagnolet. Dénué de toute prudence, je l'entends encore me dire :
- Super, je vais avoir un fusil gratuit.
Je lui répondis du tac au tac, en le regardant droit dans les yeux :
- Pas de problème. J'ai aussi les balles si vous insistez.
J'ai à peu près tout connu durant cette période, y compris une assignation en redressement judiciaire de l'Urssaf, un classique pour beaucoup de gérants. J'arrivais néanmoins à négocier la somme.
Le repreneur de l'armurerie Delahaie avait fait faillite. Un de mes anciens copains de lycée aussi, avec une franchise Félix Potin. Les deux avaient été condamnés à payer, tous les mois, une certaine somme jusqu'à l'âge de la retraite. J'aurais pu, moi aussi, déposer le bilan, mais je voulais rester libre.
Le découvert des ateliers était tel que le directeur de mon agence bancaire fut remplacé. Son successeur eut l'idée de me proposer un prêt, constatant que les encaissements de l'entreprise étaient dignes de respect. Par un curieux hasard du destin, il s'appelait Ressac.
Je montais des carabines à silencieux intégral en m'inspirant des carabines Krico Kitzmann et Ruger 10/22 Pygmee. J'avais eu la chance d'examiner un exemplaire. Un de mes prototypes fut essayé par un client chez Tir 1000. Un peu plus tard, les Custom Silence sont apparues. C'était écrit.
Dans le même temps, je préparais deux armes pour le Game Fair 1987. Le jour de la manifestation, un ami ingénieur, Maurice, m'apporta son aide pour tenir le stand. Il fut stupéfait lorsqu'il vit débarquer sur notre stand, à l'improviste, une partie de l'équipe de Holland & Holland.
Ils tombèrent en arrêt devant une carabine calibre 460 Weatherby en blanc, prête à confier au graveur. Elle possédait des caractéristiques peu courantes pour un armurier français : boîtier Brevex super-magnum, queue de boîtier prolongée, canon octogonal, sous-garde renforcée, joue sur filet, festons Rigby et réserve à guidons.
Le soir, entre deux éclats de rire, Maurice s'exclamait : « C'est fou ! Les Anglais de chez Holland & Holland sont venus sur ton stand, quand même... ». Il n'en revenait pas.
Au milieu de l'année 1988, il restait beaucoup de dettes, mais l'outil de travail était sauvé. À cette époque, j'ignorais qu'il me faudrait encore cinq ans pour redresser l'entreprise.
Que devenait mon ancien associé ? Je n'avais pas le temps de m'y intéresser. L'année précédente, je m'étais rendu à l'inauguration au Carré des Feuillants, ayant reçu une invitation. J'avais vu Émile parader au milieu des invités, savourant chaque seconde de ce qu'il considérait probablement comme étant son triomphe.
Mais la réalité était tout autre, comme je l'appris par l'homme à tout faire du magasin. Je croisais celui-ci parfois, car il habitait non loin de mon entreprise.
- Ah, Christian, ils en ont fait plusieurs, des inaugurations pour rameuter les pigeons... Moi, je ne cherche même plus à comprendre.
Il m'apprit qu'Émile avait installé son matelas dans l'atelier de deux frères artisans qui fournissaient la boutique. En quelque sorte, il était devenu moitié gardien de nuit, moitié SDF. Gilles essayait d'exister dans cette nouvelle configuration. Cette nouvelle me fit de la peine jusqu'à ce qu'une ancienne cliente m'appelle au téléphone.
Elle s'occupait de la vente d'une paire de fusils à platines appartenant à son mari, et avait confiée celle-ci en dépôt au magasin du Carré des Feuillants. Elle s'y était déplacée étant donné qu'elle n'avait plus de nouvelles.
- Lorsque je suis entrée, je n'ai vu personne, c'était désert. Je suis allée chez le commerçant voisin. Il m'a dit de faire le tour des bars les plus proches, parce qu'ils y étaient souvent. Chose que j'ai faite sans résultat.
- Ah, plutôt gênant.
- Alors, j'ai récupéré les fusils de mon mari et écrit un mot pour dire que je les avais repris. J'aurais pu prendre n'importe quoi d'autre, personne ne m'en aurait empêchée.
- Merci de me prévenir.
- Vous êtes sérieux, alors je vous le dis : si vous avez des armes en exposition là-bas, ne les y laissez pas.
- Non, je n'en ai aucune, mais merci du conseil...
Quelques jours après, en mettant de l'ordre dans l'atelier, je tombais sur un vieux dossier qu'Émile avait oublié. J'y trouvais un folio de factures. Visiblement, il avait vendu des fusils italiens bas de gamme en utilisant le nom de nos ateliers, galvaudant ainsi le nom de marque. En outre, cela lui permettait de toucher sa commission de manière invisible.
Continuant mon enquête, j'appelais l'importateur qui me dit :
- Quoi, il n'était pas le patron ? Nous ne lui avons même pas posé la question. À voir son attitude, cela paraissait évident.
Je raccrochais en éclatant de rire, me promettant de raconter toute cette histoire un jour, ne fût-ce que pour l'éducation des jeunes armuriers.
Mon graveur m'informa également qu'Émile avait fait signer au moins une carabine en utilisant le nom de nos ateliers, alors qu'il n'en faisait plus partie.
- Tu comprends, Christian, on se connaît bien, il fallait que je te le dise. Sinon, tu ne l'aurais jamais su.
À quoi aurait-on pu comparer cette situation ? Imaginez un associé de Gastinne-Renette achetant des fusils en Belgique, pour y faire apposer la célèbre marque sans rien dire à la direction...
La boutique du Carré des Feuillants fit faillite au milieu de l'année 1988, laissant des factures impayées auprès d'un artisan stéphanois. D'après ce qui me fut dit, Émile partit vers Perpignan. Il abandonna Gilles derrière lui, sans regret, après avoir été à l'origine de sa démission.
Lorsque je repense à cette période, je ne puis m'empêcher de penser que ce fut un gigantesque gâchis. Nous disposions d'un atelier de fabrication d'armes de luxe, graveuse et monteur à bois y compris. Émile avait essayé d'en prendre le contrôle. Si j'avais accepté de vendre les ateliers au franc symbolique selon son idée, c'est ce qui serait arrivé.
Pourtant, je n'aurais pas demandé mieux qu'il fasse son travail comme je faisais le mien, et que nous en partagions les fruits équitablement. À la place, j'avais vu son vrai visage.
Son histoire ne s'arrête pas là, mais à partir de cette époque, elle ne me concerne plus, sauf pour une question qui trottait dans ma tête.
Les choses se produisent non pas parce qu'elles seraient justes, mais parce qu'elles doivent arriver. Quelques temps avaient passé, mais j'ignorais toujours pourquoi Jean-Loup, le Golden Boy, avait renoncé à nous financer.
Dans un de mes vieux répertoires, j'ai retrouvé un numéro de téléphone qui lui servait de relais. Je fis une tentative.
À ma grande surprise, il me rappela quelques jours plus tard. Une semaine après, il fit un détour spécialement pour venir me voir. Il arriva habillé en blouson, chemise et jean. Adieu le costume de marque et la Rolex. Il avait pris le train jusqu'à Paris. Visiblement, un sérieux revers de fortune l'avait frappé.
Je l'invitais dans un restaurant chinois afin que nous puissions parler tranquillement. Entre les nems et le bœuf aux oignons, pendant plus d'une heure, il me raconta tout.
- Comme tu le sais, Christian, Émile et moi étions très amis. À tel point qu'il savait trop de choses sur mes affaires. Il connaissait quelques-uns de mes clients. Il savait aussi où je plaçais les fonds.
- Et pour le projet de création d'une armurerie ?
- C'était une idée d'Émile, pas la mienne. Je ne comptais pas y donner suite. Mais il a beaucoup insisté. J'ai eu la faiblesse de ne pas refuser de manière sèche, étant donné que nous étions bons amis.
- Position difficile...
- Plutôt, oui. Je cherchais une échappatoire. Alors, je lui ai dit qu'il n'était pas possible de réaliser son projet, si lui et toi ne démissionniez pas d'abord. Je croyais que cela suffirait à l'arrêter.
- Et c'est là où tout est parti de travers...
- En effet. J'étais certain que tu ne démissionnerais pas, ce qui aurait bloqué Émile.
- À ce moment-là, pourquoi m'inviter à passer le week-end dans un palace avec la tournée des grands-ducs ?
- Et bien justement, comme je te l'ai dit, j'ai eu la faiblesse de ne pas refuser de manière catégorique...
- Si j'ai bien compris, il nous a manipulé tous les deux.
Il acquiesça d'un signe de tête. Je lui demandais :
- Et pourquoi n'as-tu pas répondu pendant plusieurs semaines ?
- C'était normal, puisque je ne voulais pas me lancer dans ce projet d'armurerie. Tu veux connaître la suite ?
Dans la demi-heure qui suivit, il m'expliqua le reste. J'étais loin de tout savoir. Pensant obliger Jean-Loup à sortir de son silence, Émile avait été voir quelques-uns de ses clients.
- Il pouvait en reprendre quelques-uns à son compte, puisqu'il savait dans quels établissements je plaçais les fonds.
Dans la bourgeoisie de province, tout le monde se connait plus ou moins. Or, celle-ci composait une grande partie de sa clientèle. En quelques heures seulement, la nouvelle s'était répandue comme une traînée de poudre.
- Et du coup, des amis m'ont appelé en me disant : « Fais attention, il y a un gugusse en ville qui connaît nos affaires. Il raconte n'importe quoi aux gens que tu connais. C'est lui qui s'occupe de ton carnet d'adresses maintenant, ou quoi ? »
Immédiatement, Jean-Loup avait fait le rapprochement avec Émile, le fameux matin où ils avaient eu une prise de bec. Dans le courant de la journée, les principaux clients du Golden Boy lui avaient demandé le remboursement de leurs parts. Il utilisa une image pour résumer la situation :
- Un éléphant serait entré dans un magasin de porcelaine, cela n'aurait pas été pire.
Malheureusement, certaines sommes étant placées sur des contrats à terme, d'importantes pertes étaient prévisibles. Après un pointage rapide, Jean-Loup comprit qu'il en sortirait ruiné. De plus, il se sentait trahi.
Lui et moi, aurions-nous été refaits par un simple escroc ? Non, car nous n'étions pas nés de la dernière pluie. Comment expliquer cela ? Avions-nous eu affaire à un pervers narcissique ? En tous cas, à quelqu'un pour qui les dégâts importaient peu, pourvu qu'il ait l'impression d'atteindre ses objectifs.
Je demandais à Jean-Loup :
- Vous vous étiez revus le même jour, non ?
- Oui, en fin d'après-midi. Avec ma Porsche, je l'ai emmené dans un bois désert, à l'abri des regards. Je lui ai dit son fait. J'avais un pistolet 7x65 dans la boîte à gants, je l'ai braqué vers sa tempe. J'étais prêt à tirer, j'avais le doigt sur la détente. J'allais le faire. Mais...
Il marqua un silence.
- Il s'est mis à chialer comme un gosse. Je te jure, exactement comme un gosse... Je me suis retrouvé complètement pris au dépourvu. Je me suis dit : si je le tue, je vais aller en prison à cause de ce pauvre type. Cela en vaut-il la peine ? Alors, j'ai laissé tomber et je l'ai ramené en ville. Je ne l'ai plus revu depuis.
- Et ensuite ?
- Après avoir tout remboursé, je me suis retrouvé à sec. J'ai été obligé de rendre la Porsche. Adieu la Rolex. J'ai même vendu le pistolet tellement j'avais besoin d'argent. Et puis j'ai tourné la page...
J'aurais payé cher pour entendre ce récit plus tôt, mais ce n'est pas encore la fin de l'histoire. Pendant que Jean-Loup me racontait ce qui s'était passé dans les bois, de vieilles images étaient revenues dans ma mémoire.
Maintenant, je me souvenais. Ce fameux soir, Émile m'avait raconté comment il s'était écroulé en sanglots lorsque Jean-Loup l'avait menacé d'une arme. Mais je ne m'en étais plus rappelé, tellement il avait fait couler le vin à flots et insisté lourdement, à de nombreuses reprises, pour me resservir...
Mon objectif suivant était de réduire les frais de sous-traitance. Jusqu'ici, j'utilisais des bois prémécanisés. Progressivement, j'appris à fabriquer les crosses hors-masse à partir d'un bloc de noyer rectangulaire. Mon père m'avait enseigné les bases et je me perfectionnais donc sur le tas.
Mais je manquais de temps, étant donné tous les autres travaux que j'effectuais. Aussi, j'embauchais un monteur à bois diplômé de Liège. Bonne nouvelle : celui-là était sobre. J'ignore pour quelle raison, mais ses parents m'invitèrent à dîner un soir, car ils voulaient me connaître. Son père était cadre supérieur et sa mère une ancienne comptable.
Les premiers temps, Laurent donna parfaite satisfaction. Il se tenait à son travail, qu'il faisait de façon soignée. Il s'entendait bien avec Joseph, mon apprenti. Tout se passait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Laurent termina une crosse sur un calibre 28 liégeois à chiens extérieurs. Un joli travail sur une pièce traditionnelle. Là, je me suis dit : « Ca y est, on est sorti de la malédiction du crossier ». Mais j'avais parlé trop vite. Les mois suivants me donnèrent tort.
Un vendredi soir, il me demanda s'il pouvait partir plus tôt, car il voulait passer le week-end à Liège. Puisqu'il avait terminé le travail inscrit sur le planning, je l'y autorisais, estimant qu'il méritait ce geste.
C'est à partir de ce moment qu'il rencontra des problèmes de santé. D'abord un premier arrêt maladie de quelques jours, puis deux semaines sans problème avant un nouvel arrêt.
Un jour, mon deuxième apprenti me demanda si Laurent se droguait, car il avait remarqué des taches de sang sur un mur, comme s'il avait utilisé une seringue. Je lui répondis que non. En effet, Laurent vivait chez ses parents. Connaissant ceux-ci, je savais que ce n'était pas possible.
Une semaine ensuite, Laurent s'écroula dans l'atelier, en pleine crise de spasmophilie. Les membres tétanisés, les yeux fermés et les doigts recroquevillés, il était allongé sur le dos et respirait de manière saccadée. Joseph, mon premier apprenti, me dit :
- Il va avaler sa langue. On lui écarte les dents à la petite cuillère ?
Joseph était au point pour la mécanique, mais des lacunes subsistaient dans le domaine médical. Je répondis :
- C'est une crise de spasmophilie, pas d'épilepsie. Tu vois bien que ses mâchoires ne sont pas vraiment serrées.
Laurent sortit de sa crise après quelques minutes. Je téléphonais à ses parents. Ils me demandèrent d'appeler un taxi afin qu'il rentre chez lui.
Sa mère m'informa que Laurent était spasmophile. Cela aurait été sympathique de me prévenir avant. Je comprenais mieux, maintenant, pourquoi ils m'avaient invité pour faire ma connaissance. Une semaine après, étant donné son état de santé - qui n'était pas bon - nous avons convenu d'en rester là et il est retourné dans ses foyers.
Un peu plus tard, j'essayais de trouver un remplaçant. Je demandais à celui qui se présenta :
- Vous êtes disponible à partir de quand ?
- Pas demain... Je dois d'abord partir en vacances d'hiver.
Je le raccompagnais jusqu'à la porte et le regardait s'éloigner. De retour dans mon bureau, je déchirais son CV et le jetais à la poubelle. Décidément, j'avais bien fait d'apprendre à fabriquer les crosses moi-même...
Environ un mois après, je reçus un appel téléphonique de la maison Boucheron, le célèbre bijoutier de la place Vendôme. D'après ce que l'un de leurs cadres m'expliqua, ils avaient contacté toutes les armureries de Paris et de sa périphérie en vain. Un gros problème se posait à leurs artisans.
Ils avaient réalisé quatre plaques en or de 18 et 24 carats. Elles étaient destinées à orner un ensemble de fusils, mais ils n'arrivaient pas à les ajuster de manière satisfaisante sur les crosses.
Comble de malchance, il ne restait plus que quelques jours avant la date de livraison. Ensuite, le client devait prendre l'avion et ils ne savaient pas quand ils le reverraient.
M. Izard, l'un de leurs directeurs, connaissait mon père. Celui-ci avait poliment décliné l'offre tout en communiquant mes coordonnées. C'est ainsi que j'arrivais place Vendôme afin d'examiner leur projet.
Vue depuis l'entrée des clients, la maison Boucheron avait tout d'un magasin de haut luxe. Mais depuis « l'entrée des artistes », c'était bien différent. Sous l'objectif des caméras, on pénétrait dans un coffre-fort géant avec ses portes blindées successives.
M. Izard me conduisit chez l'un de leurs joailliers, M Bondt, dont je fis la connaissance. Visiblement, il s'agissait d'un excellent professionnel. Les travaux que je voyais dans son atelier l'attestaient sans conteste possible, notamment une horloge avec une danseuse en cristal de roche qui tournait en indiquant les heures.
Les fameuses plaques en or me furent montrées. Richement décorées dans un style oriental, elles étaient incrustées de malachite. M. Bondt m'expliqua qu'il n'arrivait pas à les rendre parfaitement jointives avec la surface des crosses, à cause de la courbure de celles-ci. Quelle que soit la manière dont il s'y prenne, elles se soulevaient toujours d'un côté ou de l'autre.
Il avait bien tenté de les plier sur une boîte de conserve pour leur donner un arrondi convenable. Malheureusement, elles avaient décidé de vivre leur vie : elles faisaient ressort. Il fallait les ramener à la raison... Mais comment ?
Je leur expliquais mon idée : encastrer légèrement les plaques pour les mettre de niveau. De cette manière, aucun défaut d'ajustage ne serait perceptible. Étant donné la situation, difficile de faire autrement.
Prudent, M. Bondt me demanda :
- Vous pensez pouvoir terminer ce travail à temps, étant donné le contour compliqué des pièces ?
- Oui, même si je dois travailler la nuit pour y arriver.
Puis ils me montrèrent les armes. Deux carabines Sauer 90, pourtant jolies, faisaient tache à côté de deux fusils juxtaposés à platines superbes. Il s'agissait d'une paire de Lebeau-Courally modèle Prince Koudacheff. Elle était absolument neuve.
Je laissais échapper dans un sourire :
- Ah oui, tout de même...
De retour dans mes ateliers, je m'attelais une fois de plus à la tâche. Je me félicitais de m'être perfectionné dans la mise à bois, autrement je n'aurais jamais pu réussir.
Je retournais quatre jours plus tard place Vendôme pour livrer la maison Boucheron. Ils examinèrent attentivement mon ouvrage, furent satisfaits et me réglèrent rubis sur l'ongle - si j'ose dire.
Le prix n'était pas un souci. Leur seul véritable problème, c'était la faisabilité, la qualité et le délai.
Pourtant, j'aurais pu leur apporter une aide bien supérieure. J'avais eu en mains beaucoup de fusils fabriqués en Afrique du Nord, dont un moukhala provenant d'une famille de haut lignage. Il était entièrement incrusté de plaques très élégantes, ajourées et gravées dans le style oriental le plus pur qui soit.
On pouvait y lire une devise en arabe : « Tu étais arrivé aux remparts de la ville, mais le combat n'a pas eu lieu à cause des circonstances ». Normalement, ce fusil n'aurait jamais dû quitter son pays d'origine. Probablement avait-il appartenu à un lointain descendant du prophète...
Bien évidemment, j'avais conservé le tracé des plaques de ce moukhala dans mes cartons. C'était idéal pour le projet de Boucheron, mais il était déjà trop tard lorsqu'ils m'avaient contacté.
Les joailliers n'y connaissaient presque rien en armes. Trouver le client était plus important que d'être capable de réaliser le travail. Malheureusement, aucun d'eux ne pensait à me consulter au départ d'un projet, d'où leurs déconvenues.
D'une manière différente, le même souci existait chez les armuriers réputés. J'avais constaté cela avec Gastinne-Renette, lorsque j'avais livré au célèbre armurier de l'avenue Franklin Roosevelt un travail assez particulier. Sur une carabine-révolver Mateba dont les pièces accessoires avaient été traitées en plaqué or, il fallait effectuer un bleuissage thermique.
L'origine princière du client ne faisait aucun doute, puisqu'elle avait été gravée sur la crosse en acier : « Abdallah Ben Khalifa Al Thani, ministre des forces armées du Qatar ».
Les bleus thermiques étaient la spécialité de Christian Poencin, armurier à Montesson, auquel ce travail aurait dû normalement être confié. Je pense qu'il avait refusé à cause du délai trop court : 48 heures. De plus, Gastinne-Renette payait ses fournisseurs à 60 jours, alors que son principal concurrent, Callens & Modé, réglait ses sous-traitants immédiatement.
J'observais que ces entreprises, bien que faisant partie des plus prestigieuses, ne disposaient pas de toutes les compétences nécessaires en interne. En urgence, elles avaient besoin de magiciens comme moi, afin de résoudre des problèmes que personne chez eux ne savait régler.
Certes, elles n'allaient pas s'en vanter. Mais à cause de cela, et bien que la clientèle des émirats soit l'une des meilleures au monde, nous continuons de leur livrer ce que nous pouvons, pas ce que nous aurions pu...
Une clientèle hors du commun a besoin d'un pays de fournisseurs exceptionnels. Au Japon, les meilleurs artisans ont droit au statut de « Trésor national vivant ». Malheureusement, avant que ce soit le cas en France, tous ceux qui possèdent des secrets de métier seront morts depuis longtemps...

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