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Le temps des hommes de fer - XI

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Retour sur Paris

Le plus grand atelier d'armes sur Paris se situait au nord de la capitale. De par sa superficie et ses machines, il était mieux équipé que les ateliers de Gastinne-Renette et de Callens & Modé. J'étais en mesure de comparer puisque j'avais visité les trois.

C'était une entreprise connue qui faisait souvent les couvertures des grandes revues cynégétiques. Son patron, Franck, nous confiait quelques-unes de ses réparations, ainsi que les bronzages à la couche que je faisais. Un jour, à l'occasion d'une livraison, il nous invita à déjeuner, Émile et moi.

Nous avons parlé métier, mais Franck semblait préoccupé. Émile insista pour en savoir plus. Franck nous apprit qu'il souhaitait vendre son entreprise. Il n'avait plus l'élan du début, disait-il, et son affaire avait besoin d'un sang neuf.

Les avantages pour nous étaient la proximité avec Paris, une meilleure clientèle ainsi qu'une marque. Le prix de vente correspondait à une année de chiffre d'affaires. Mais, après avoir examiné les comptes de près, j'avais donné une réponse négative : trop cher.

Franck était revenu à la charge en nous faisant une proposition difficile à refuser. Il nous laissait l'entreprise au franc symbolique à condition que nous reprenions le passif. Celui-ci se montait à une année de chiffre d'affaires. En contrepartie, les travaux à terminer correspondaient à cette somme, sans parler des marges sur les armes en dépôt-vente. Normalement, c'était jouable.

Finalement, Émile et moi acceptions cette offre. Nous avons raclé les fonds de tiroir et commencé l'aventure. Financièrement parlant, ce fut la plus mauvaise affaire de ma vie. Humainement parlant et en termes de connaissances que j'ai acquises, ce fut la meilleure.


Les documents furent signés début janvier 1985. Franck devait nous présenter la clientèle pendant le premier mois. Il resta seulement quinze jours. Juste avant de partir, il nous demanda la permission d'inviter la graveuse de l'atelier, car il souhaitait lui offrir un café.

En effet, il ne nous avait pas caché les vues qu'il avait sur la demoiselle, mais qu'il était impossible de concrétiser lorsqu'il était patron. Cela tombait sous le coup des lois sociales, à cause du lien de subordination.

- Toujours romantique, Franck... » lui avons-nous dit, Émile et moi, avec un petit sourire en coin. Facile de deviner l'issue de cette romance. La jeune femme nous confia à son retour :

- Ben, il m'a fait sa déclaration...

Mais elle avait poliment décliné l'offre. D'ailleurs, ce refus était prévisible, puisqu'elle connaissait la femme de Franck qui avait tenu les comptes de l'atelier, et qu'elle avait un petit copain.

Les mois qui suivirent furent nettement moins amusants. Le carnet de commandes était plein, certes. Dans les râteliers, les travaux à faire s'entassaient. La majorité était en retard, il aurait fallu tout finir pour la veille.

Franck avait déjà perçu de gros acomptes. Le solde global ne couvrait pas la totalité des heures restantes, mais c'était difficile à évaluer avant.

Pour corser le tout, le monteur à bois donna sa démission sur ses entrefaites. Normalement, il devait terminer une crosse pour une arme de luxe, mais ne tint pas sa parole avant de partir. Évidemment, il s'agissait aussi d'une commande en retard, avec un client qui commençait à fulminer.

Également, une carabine de grand luxe restait à terminer, en échange d'une page de publicité dans une revue cynégétique. Je comprenais mieux pourquoi Franck avait jugé plus prudent de ne pas dépasser la quinzaine. Plus les jours passaient, plus les problèmes remontaient à la surface comme les pierres dans un champ.

Parmi ceux-ci, un Browning B25 à remplacer. Ce fusil devait être reconditionné en haut luxe, mais Franck avait raté la relime. Un côté de la bascule était trop fin, cela se voyait à l'œil nu.

Je me rappelle aussi d'un professeur de mathématiques de province. Il venait en DS, la meilleure voiture au monde, disait-il - chose en laquelle je pense qu'il n'avait pas tort. D'après un ancien de l'atelier, il dormait dans son véhicule lorsqu'il venait à Paris. Il fallait lui livrer une triplette de carabines Mannlicher-Schoenauer dont les numéros se suivaient.

Très exhaustive, la liste des points qu'il voulait était longue comme le bras, détaillée avec un soin maniaque. Mais les travaux déjà réalisés sous la gérance de Franck n'avaient pas donné satisfaction au commanditaire, d'où un labeur supplémentaire.

Pour mémoire, les carabines Mannlicher-Schoenauer sont les seules au monde dont on peut fermer la culasse sans toucher à celle-ci, tellement le mouvement du mécanisme est fluide. C'est un tour de main que tous les armuriers devraient connaître.

À chaque fois qu'un client à problèmes arrivait, mon associé et ami partait se désaltérer au café du coin, me disant que j'arrivais à les cadrer mieux que lui. Pourtant, ses capacités commerciales étaient bonnes. Il savait inspirer confiance à un point que j'ai rarement vu dans ma vie.

En revanche, il était difficile de partager un savoir-faire avec lui. Plutôt qu'écouter, il préférait raconter ses histoires avec l'air convaincu de celui qui a tout vu.


Il nous fallait trouver un crossier de toute urgence. Nous avons rencontré Gilles lors d'une exposition d'armes à Paris. Diplômé de Liège avec la spécialité de montage à bois, il était disponible de suite. Il termina la crosse abandonnée par son prédécesseur. La carabine, construite sur un boîtier Mauser K98 original, était à fût long avec canon octogonal de 66 cm, une caractéristique peu fréquente.

Malheureusement, le solde à toucher sur cette arme ne permettait pas d'acquitter le premier trimestre d'Urssaf arrivé à échéance. Nous étions cinq dans l'atelier. Heureusement, nous pouvions couvrir avec l'autorisation de découvert. J'eus ainsi l'occasion de faire le deuxième plus gros chèque de ma vie. Le premier avait servi à rendre le compte bancaire de l'entreprise légèrement créditeur.

Le B25 fut livré à son commanditaire avec une superbe gravure anglaise royale réalisée par Charlotte, notre graveuse. Gilles avait réalisé la crosse en ronce de noyer. L'ensemble avait fière allure. Le client paya avec le sourire, heureux de prendre possession de cette arme après tous ces mois de retard.

Le rédacteur en chef reçut sa carabine grand-luxe avec canon tiers-octogonal et boîtier jaspé un peu plus tard. Avec la sous-garde festonnée et le pontet chasse à filet protège-doigt, le bois collection, l'ensemble rivalisait sans problème avec les carabines de chez Holland & Holland, mais pour quatre fois moins cher et avec trois fois plus d'options. La photographie pour la page de publicité en quadrichromie fut planifiée pour juillet.

Je préparais aussi une carabine Dan Fraser take-down dont la première livraison, sous l'ancienne gérance, avait été refusée par le client. Il avait acheté cette arme d'occasion chez Callens & Modé, avec un canon en 360 Velox, munition désuète.

Franck avait fait tourner à l'identique un canon Lothar Walter dans un calibre plus moderne, puis envoyé le tout au banc d'épreuve de Saint-Étienne. Malheureusement, le bois s'était brisé dans les transports. L'ancien crossier avait refait une crosse hors-masse, mais la différence de teinte avec la longuesse était totalement inacceptable, d'où le refus.

Il fallait obtenir une teinte conforme à la finition anglaise de cette époque, dans un ton noyer et acajou plutôt foncé. Je corrigeais cela avec les bons produits et un vernis au tampon, exactement comme à l'origine.

Après livraison, le client montra le résultat à son vendeur. Celui-ci fit appel à un photographe professionnel pour réaliser des clichés d'exposition, car il s'agissait tout de même d'une pièce rare.

Parallèlement, il fallait aussi satisfaire les nouveaux clients. L'un d'eux, venant d'une maison honorablement connue aux puces de Saint-Ouen, nous apporta une paire de pistolets du XIXe siècle dans un état lamentable. Il voulait une restauration complète et une signature Lepage. Rien que ça...

Par bonheur, une paire de pistolets Devisme se trouvait dans notre coffre. La comparaison entre les deux ne laissait planer aucun doute. De plus, la paire à restaurer rentrait dans le garnissage du coffret au dixième de millimètre près. Si un doute subsistait, il suffisait de regarder les poinçons en dessous des canons.

- Pourquoi faire un travail de faussaire alors que vous avez d'authentiques Devisme ? En plus, nous avons le modèle exact de la signature sous les yeux...

Je me souvenais de la période où j'apprenais le métier en ressuscitant de vieux fusils Lefaucheux. C'était ainsi que j'avais acquis un coup de main quasiment diabolique.

Le client récupéra sa paire de pistolets avec un large sourire de contentement. Il ne lui restait plus qu'à la mettre en vitrine, afin qu'elle prenne sa patine tranquillement sous les rayons du soleil.

Malgré toutes ces livraisons, le découvert bancaire augmentait. Mon associé et ami était autant sous pression que moi. Rendu inquiet par nos problèmes financiers, il partait de plus en plus souvent dans les bars alentour, pour faire des pauses.

Parfois même, il y entraînait Gilles, notre monteur à bois. Apparemment, le bar du Mousquet près de l'école de Liège avait gravé son empreinte jusqu'en France. Mais le problème était que, pendant qu'ils étaient tous les deux au bistrot, la capacité de production de l'atelier était réduite de moitié.

Pendant ce temps, il ne restait plus que la graveuse et moi à travailler. Il m'arrivait parfois de faire une pause, sauf que moi, je restais raisonnable. Le soir, il suffisait de voir mes réparations dans le râtelier pour le savoir.

Émile et moi avons eu une explication. Il n'était pas dans ma démarche d'interdire, à condition que le travail soit fait. Mais Émile prenait une simple remarque pour une attaque personnelle. Il se retranchait dans sa fierté et il n'était plus possible de discuter. Je découvrais là un aspect de sa personnalité que j'ignorais auparavant.


J'avais rencontré M. Darcy, ancien professeur d'armurerie à l'école de Liège, lors de sa venue à Paris à l'occasion d'une exposition d'armes. Émile et moi l'avions croisé alors que nous visitions les stands des exposants en fin d'après-midi.

Après la fermeture, nous avons été nous désaltérer dans un établissement proche. Probablement en souvenir de ses années d'étude à Liège, Émile faisait venir tournée sur tournée et le pauvre professeur, peu après, tanguait sur sa quille. J'aurais préféré discuter normalement avec lui, mais la présence d'Émile, très volubile, rendait cela impossible.

Heureusement, M. Darcy avait un train à prendre, car il devait rentrer à Liège. Je l'emmenais donc à la gare de l'Est en voiture. Là, nous avons pu parler tranquillement. Apparemment, il me trouvait sympathique.

J'avais une question technique à lui poser, il était le seul à pouvoir y répondre, mais cela touchait pratiquement au secret industriel.

- Monsieur Darcy, pourquoi les bascules des superposés B25 n'ont-elles plus de serrage latéral depuis 1976 ?

En effet, j'avais remarqué cela depuis déjà plusieurs années. Probablement ne m'aurait-il rien dit dans des circonstances normales. Je pense que sa réponse intéressera tous les armuriers exerçant devant l'établi.

- Avant, j'étais chef d'atelier à la FN Browning. J'avais mis au point les montages de fabrication. Chaque bascule allait avec une frette précise, elles étaient usinées conjointement. Voilà pourquoi il y avait un serrage latéral.

- Et que s'est-il passé ?

- Je suis parti de la FN un peu avant la période que vous indiquez. Ils ont terminé le stock d'avance. Après, pour faire des économies, ils ont usiné les bascules d'un côté, les frettes de l'autre. Fini le serrage latéral...

- Ah, voilà donc pourquoi ils ont utilisé la poussée du fer de longuesse pour masquer cela.

- Dans ces conditions-là, ils n'avaient pas moyen de faire autrement.

- Ils auraient pu resserrer les bascules.

- Oui, mais celles-là, il faut les resserrer dans les trois axes. Lorsque l'on est en fabrication, c'est toujours embêtant.

En effet, sur ce modèle, il est préférable de resserrer dans les trois axes : vertical, horizontal et diagonale. D'autre part, lorsque l'on est en fabrication, de telles rectifications ne sont pas censées exister. De plus, il y a intérêt à bien savoir ce que l'on fait.

À cet égard, en janvier 1985, devant Émile et moi, Franck avait fait une démonstration de réajustage sur un B25. Probablement voulait-il nous prouver sa parfaite maîtrise du métier. Il avait pris la bascule dans l'étau entre deux barreaux d'acier trempé, et resserré dans les trois axes. Il avait tellement serré que la bascule s'était retrouvée marquée et la gravure endommagée.

- C'est comme ça qu'il faut faire, avait-il annoncé fièrement d'un ton n'admettant aucune contradiction.

Heureusement, il s'agissait d'un B25 standard. Si cela avait été un D5G avec son décor à fonds demi-creux, je n'ose imaginer le massacre. Comment expliquer au client que, pour un simple réajustage, on allait lui facturer une gravure aussi ? Franck avait la main trop lourde, difficile de le lui faire admettre.

Inutile de préciser que nous l'avons dissuadé de changer la broche après son exploit.

Pour ma part, j'ai toujours utilisé des mordaches en laiton rectifié et poli, avec des bords très légèrement arrondis pour ne pas marquer le métal. Parfois même, je plaçais des cales pour éviter que le haut de la bascule ne rabote la frette. Je n'ai jamais eu le moindre problème.

Le superposé B25 reste l'un des meilleurs fusils au monde. Étant donné la géométrie de la bascule, il pourrait presque tirer sans verrou. D'ailleurs, l'essai avait été fait au banc d'épreuve de Liège. Un petit film montrait un B25 fermé uniquement avec une ficelle. Il ne s'était pas ouvert au tir...

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