
Le temps des hommes de fer - I

Exergue
« Les armes ont torturé mais aussi
façonné le monde. Elles ont accompli le meilleur et le pire, enfanté l'infâme aussi
bien que le plus grand, tour à tour rampé dans l'horreur ou rayonné dans la gloire.
Honteuse et magnifique, leur histoire est celle des hommes. »
Charles de Gaulle, Le fil de l'épée

Une arme n'est pas dangereuse en elle-même, tout dépend de qui l'utilise. (source)
« Tu ne tueras pas ton prochain » (cinquième commandement).
Première règle de sécurité des armuriers : ne jamais braquer une arme à feu, chargée ou non, vers soi ou vers quelqu'un.
Pourquoi les hommes ne comprennent-ils jamais les choses simples ?
Un enfant dans un monde d'armes
Tout a commencé voilà bien longtemps. J'avais cinq ans et pour moi, le monde était heureux et tout petit, plein de jeux et de surprises, de joies et de gourmandises. Mon père et ma mère formaient un couple très uni. Visiblement, ces deux-là s'aimaient d'amour, jamais la moindre dispute.
Parfois, j'écoutais leur conversation. Pour les réflexions de ma mère au sujet du métier de mon père, je ne voyais pas où était le problème. Apparemment, il s'agissait d'une activité pas tout à fait comme les autres. C'était un nom composé qui, en lui-même, n'évoquait rien de particulier pour moi : « artisan-arquebusier ». Je ne voyais pas le rapport avec la cour de récréation, où l'on jouait souvent à chat, mais pas encore au gendarme et au voleur.
Oui, bon, les armes... Les programmes télévisés des années 1960, en noir et blanc, n'en faisaient pas étalage comme aujourd'hui. Moi, je regardais plutôt les films de cape et d'épée, Thierry la fronde ou encore les cow-boys. John Wayne avec sa Winchester, les duels avec de vieux Colts... Pour un enfant de mon âge, il me semblait voir là une sorte de justice, où le bon gagnait contre le mauvais, et cela me semblait bien.
Une voiture de pompiers avec sa grande échelle, une locomotive et un rouleau compresseur en bois, avec le conducteur qui montait et qui descendait quand on le faisait rouler ; un jeu de cube, quelques voitures miniatures, deux lutins. Bref, un petit bric-à-brac s'entassait dans ma chambre. Mais jamais le moindre pistolet en plastique. Mes copains en avaient bien, eux. C'était inexplicable.
Des armes, Maman n'en voulait pas à la maison, même en papier maché. Passer devant la vitrine du marchand de jouets, avec ses beaux révolvers nickelés et tout brillants, était pour moi un supplice de Tantale. Pour me consoler, elle m'achetait quelques boules à la noix de coco chez le boulanger d'à côté, ou bien, parfois, une glace italienne près du métro aérien.
Pourquoi n'avais-je pas droit à la même chose que les autres ? J'avais sans doute commis une grave bêtise, après tout, mais laquelle ?
Avec le temps, j'avais fini par croire que je n'étais pas un enfant tout à fait comme les autres, quelque chose comme un fils de médecin, d'instituteur ou de notable, ce qui me valait ce régime particulier.
L'explication était plus simple : j'avais un Papa armurier. Dans la logique de mes parents chéris, la chose comportait plus de devoirs que d'avantages. Il fallait donner l'exemple, ne pas être agressif, et se comporter très tôt comme un petit garçon civilisé, voilà tout. Pas question, par conséquent, de jouer au bandit mexicain, surtout avec un pistolet à amorces.
À la place, je m'amusais avec de la pâte à modeler, j'édifiais des gratte-ciel plus hauts les uns que les autres avec mes cubes, jusqu'au jour où, constatant mes talents de bâtisseur, ils m'offrirent un jeu de construction. Je m'empressais de commettre mes premiers méfaits avec : fabriquer un canon, une crosse, et hop ! J'avais en main le fameux objet tant honni.
À vrai dire, c'était plus par défi que par intérêt véritable, car ma fabrication n'était guère conforme à mes désirs. Déçu, je retournais alors à mes premières amours, c'est-à-dire les autos, les motos, les bateaux et les hélicos. Dans ma baignoire gonflable, le tout flottait avec un bonheur parfois inégal, mais toujours renouvelé, au grand dam de ma mère que tout cela éclaboussait beaucoup.
Dans le même temps, j'étais pris d'une frénésie créatrice. Je griffonnais des machines étranges et complexes, comportant à la fois des roues, des hélices, des ailes et aussi des flotteurs. Je voulais, en effet, que tous les moyens de transport tiennent en un seul. Plutôt douteuse, la ressemblance de mes dessins donnait lieu à de vifs débats entre mes parents, mais pour moi, c'était clair : plus tard, je serais inventeur.
J'oubliais les armes et je retournais à mes classes. Le jeudi, ma grand-mère, Rose, me gâtait, ou bien Maman m'emmenait au champ de Mars. Là, je pouvais contempler le travail des autres bâtisseurs, soit dans le bac à sable, soit en levant la tête pour regarder la tour Eiffel. Cette différence de dimension dans les constructions devait, à mon avis, avoir une raison d'être. Je regardais alors ma culotte courte et la comparais aux pantalons des adultes. J'en déduisis qu'avec un vêtement plus grand, on devait sans doute pouvoir monter plus haut. Il me faudrait donc attendre.
Un an passa, puis, de manière imprévue, le démon tentateur revint.
Les promenades hebdomadaires au parc étaient agréables, dans la fraîcheur des fontaines ou dans l'ombre des allées, l'été. Avec ma petite casquette en paille, j'allais voir le marchand de ballon qui était un grand magicien, avec sa bouteille d'hydrogène au col jaune. Je visitais systématiquement toutes les allées, dans l'odeur des marronniers et des tilleuls. Quand le sable grattait trop dans mes chaussures, j'allais sur les balançoires. Je n'y étais jamais seul, car les petites filles de mon âge m'aimaient bien.
Comme il fallait s'y attendre, tous ces plaisirs ne pouvaient pas durer. Un jour, Maman et moi n'avons pas suivi l'itinéraire habituel. Pour une raison inconnue, nous avons remonté la rue du Théâtre où nous habitions, et sommes arrivés devant un imposant immeuble datant du XIXe siècle.
Une grande porte massive, de couleur verte comme l'espérance, se dressait devant moi. Maman poussa le battant et je la suivis. J'ignorais alors comme il est dangereux de franchir certains seuils, et comment cela peut modifier toute une vie. Je découvris une grande cour ensoleillée, toute en longueur, avec, de part et d'autre, les façades usées de grands ateliers.
- Viens, ton Papa est ici... C'est là qu'il travaille.
Tiens, travailler ? Lui, pourtant, m'avait toujours dit qu'il s'amusait. Quelques instants plus tard, nous sommes entrés dans une bien curieuse officine, avec à ma droite, des établis encombrés où trônaient de gigantesques étaux à pied.
De mystérieuses machines, dont une avec sa grande courroie et ses poulies, m'intriguaient. Dans une pièce à gauche, j'entendais le ronronnement d'un moteur. Le parquet grinçait sous mes pieds. Ce qui m'étonnait le plus était l'odeur très particulière qui flottait : un parfum de vernis, d'huile et de bois. Quel étrange univers...
Il y avait là trois personnes : mon grand-père Gaston, ma grand-mère Odette qui l'aidait, et une troisième femme qui frottait un bout de bois avec une sorte de papier.
- Papa ! T'es où ?
Je le vis apparaître et me précipitais vers lui. Je remarquais immédiatement le curieux habit qu'il portait, et que je n'avais jamais vu auparavant. Une excentricité vestimentaire, peut-être ? D'une main prudente, je testais la résistance de l'étoffe. Pas de doute, c'était plutôt du genre solide.
- Eh ! Arrête de tirer, tu vas abîmer ma blouse !
- Pourquoi elle est pas blanche ?
- Parce que je préfère le bleu...
Je regardais rapidement autour de moi. C'était tout un terrain de jeu qui s'étendait là, avec ses recoins et ses mystères. Quelle jungle ! J'entrepris, tel l'explorateur intrépide, d'aller à la découverte de cette péninsule inconnue. Avant que Papa ne puisse m'attraper, j'avais déjà fait le tour de l'atelier. En effet, déjà à cette époque, je courais vite.
Tout à coup, je tombais en arrêt devant un rideau en plastique, visiblement placé là pour dissimuler quelque chose. Je l'écartais fiévreusement. Soigneusement rangés les canons vers le haut, des fusils par dizaines s'entassaient le long du mur. C'était comme dans un rêve. Une exclamation m'échappa.
- Papa ! J'ai trouvé des armes !
Venant de l'autre pièce, des voix s'élevèrent, un peu dépitées. je reconnus celles de mes parents.
- Ça y est...
- Eh bien, il n'aura pas traîné, au moins.
On me tira de force vers des régions plus paisibles et surtout moins dangereuses en me donnant, à la volée, l'habituel conseil :
- Un gamin de ton âge ne doit pas toucher aux armes !
Un peu déçu, je restais près de ma mère, mais ma curiosité l'emporta. Je m'approchais d'un établi pour voir ce qui se trouvait dessus. Malheureusement, j'avais beau me dresser sur la pointe des pieds, j'étais encore trop petit.
Toutefois, en faisant de petits sauts, je voyais par intermittence quelques mécanismes démontés, étalés sur des linges blancs, parmi des outils de forme bizarre à l'usage inconnu. Mon grand-père me regardait d'un œil inquiet, probablement dans l'attente de la prochaine bêtise.
Bien évidemment, celle-ci ne tarda pas et, comme il est de coutume, se produisit là où personne ne s'y attendait. Autrement, cela aurait été trop facile...
Quel contraste entre ma grand-mère Odette, toute pimpante et maquillée, et la dame au tablier à fleurs qui frottait un petit bout de bois. Je regardais celle-ci quelques instants dans son labeur.
- C'est dur, ce que tu fais ?
- Oh, un peu quand même, répondit-elle.
Je sentais quelque chose d'anormal, sans pouvoir définir quoi exactement. Pour l'âge de Gaston et d'Odette, je ne voyais pas de problème, puisqu'ils étaient mes grands-parents. En revanche, mon père et ma mère avaient l'air plus jeunes que cette ouvrière. Elle me semblait entre deux eaux, un peu fanée. Je continuais d'un air innocent :
- Ah... Alors, c'est pour ça que tu es déjà vieille.
Mon grand-père me jeta un regard foudroyant. Papa, quant à lui, eut un petit sourire ravi. Ma mère, par contre, me donna une gifle et me pria - si j'ose dire - de donner mes excuses. Ce que je fis sans trop savoir pourquoi.
Voilà ! Je venais de réussir le premier record de ma vie. En moins de deux minutes, tout le monde avait compris quel affreux garnement j'étais. Quel talent...
Toutefois, pour la dame au tablier, une subtilité m'échappait, je le sentais bien. Plus tard, je devais apprendre qu'elle était la maîtresse de mon grand-père. Celui-ci ne voyait aucun inconvénient à la faire travailler à côté de sa femme Odette. Cette dernière, comme à son habitude, planait sur son nuage, dont elle ne descendait jamais.
Cet état de choses ne plaisait pas à mon père, raison pour laquelle il avait souri à mes bêtises. Mais cela dépassait le cadre de mes préoccupations enfantines.
Maman me ramena à la maison. Moi, j'avais encore à l'esprit l'image de tous ces fusils. Je rêvais de pouvoir les toucher la prochaine fois. Je ne pensais pas, d'ailleurs, avoir l'occasion d'en voir plus en une seule fois, même dans un avenir lointain.
Je me trompais.
Les mois passèrent, effaçant le souvenir de mes précédents exploits. Comme j'étais un petit garçon sérieux, je reçus mon premier prix, un livre intitulé « Qui avait raison ? » C'était une suite de contes sur l'aspect illusoire des vérités. J'entrais au cours préparatoire avec un avantage sur mes petits camarades : je commençais à savoir bien lire. Maman m'avait fait rentrer dans la tête, au marteau de guimauve, toutes les lettres de l'alphabet.
À la maison, rien n'avait changé. Toujours pas le moindre pistolet en plastique. Juste un déguisement de Zorro pour Noël, mais sans épée. C'était plutôt léger pour faire passer autant de lectures. J'avais l'impression d'avoir digéré l'encyclopédie de Diderot au complet, sans omettre les articles d'Alembert. L'estoc de ce dernier, dont le père était chevalier, aurait pourtant fait ma joie.
Après quelques semaines, j'étais en petite forme. La cape de Don Diego se transforma en tipi puis en drapeau de flibustier, avant de finir en bandeau de pirate. À ce moment, des pots de peinture et des pinceaux envahirent la maison. On venait de déclarer la guerre des couleurs, il fallait repeindre. L'armistice fut signé au moment du séchage, dans une atmosphère pénible de décapant. Papa me fit alors un cadeau.
Outre son métier d'armurier, il était très bricoleur. À la fin des travaux, deux baguettes d'ameublement dorées traînaient dans un coin. À l'aide de clous et de colle, il relia les deux bouts en croix, fabriquant ainsi une petite épée. Je reçus ce don précieux avec une joie mesurée.
Je m'apercevais qu'il avait les mêmes problèmes que moi avec mon jeu de construction. Parfois, les résultats pouvaient étonner. En constatant que nous éprouvions les mêmes difficultés, j'aurais dû être content et me sentir plus proche de lui.
Malheureusement, je n'avais que six ans et, sans même m'en rendre compte, je fis une moue déçue. Ma mère me dit :
- Quoi, tu ne l'aimes pas ? Pourtant, elle est toute dorée... C'est parce qu'elle est toute en bois ?
Je baissais les yeux.
- Elle n'est pas très ressemblante, c'est ça ?
- Ben...
Elle se tourna vers Papa.
- Ah, toi et tes bricolages... Tu exagères un peu, quand même. Ce n'est pas pour ce que ça coûte, une véritable épée en plastique.
- Oui, mais comme ça, il voit que l'on peut construire des choses soi-même, tenta-t-il d'argumenter. Cela ne parut guère convaincre ma mère. Elle me regarda en souriant.
- Papa a voulu te faire plaisir, mon petit chéri... Après tout, elle n'est pas si mal que ça, cette épée... Il l'a fabriquée pour toi, avec ses mains, tu sais...
Je me rappelais alors de mon premier prix, ce livre qui s'appelait « Qui avait raison ? ». Entre une épée en plastique et une épée en bois, où était-on le plus proche de la vérité ? Dans l'objet qui avait été fabriqué avec amour, avant tout. Je remerciais Papa et lui fis un gros bisou, avant d'aller faire le forban, tout heureux, avec mon espadon végétal.
La nuit tombée, mes joies et mes peines me bercèrent, puis je glissais vers de jolis rêves tout bleus. Juste avant, la phrase de mon père me revint. Moi, je n'arrivais pas à faire ce que je voulais de mes mains. Je n'étais pas le seul, sinon pourquoi cette multitude d'outils dans son atelier ?
Dès lors, je n'eus de cesse d'y retourner. Je voulais connaître ces ustensiles mystérieux et, une fois pour toutes, lever le voile du mystère. Comment faire ? Je m'en rappelais très bien, ma tête n'arrivait même pas au niveau des établis.
Nicolas et Pimprenelle ne pouvaient pas m'aider, ils dormaient. Quant à lui, Zébulon était trop occupé à tournicoter sur son manège enchanté. Dans la maison de Toutou, Saturnin le canard chassait la belette. Pendant ce temps, Babar l'éléphant s'évaporait à Katmandou dans un nuage de fumée, et la fée Clochette s'envoyait en l'air au 220 volts. Le temps passait. Quand donc ma culotte courte se transformerait-elle en pantalon ?
Juste pour voir comment c'était, vu de plus haut.

J'ai décidé de placer ce document dans le domaine public. Vous pouvez le reproduire, soit partiellement, soit en totalité, sans que des droits d'auteur vous soient réclamés, aux conditions suivantes :
- paternité : vous devez indiquer le nom de l'auteur (moi-même, Christian Féron)
- Pas de modifications, sauf fautes d'orthographe éventuelles.
- Pas de censure.
- Concernant les images qui pourraient accompagner ce document, vous pouvez les utiliser si vous le souhaitez.