
Je pense, donc je suis : Descartes se serait-il trompé ?
Le philosophe René Descartes aurait-il
commis une erreur de logique en écrivant, en 1637, la fameuse formule
« Je pense, donc je suis ? »
N'aurait-il pas inversé le problème ? Ce n'est pas à rejeter, étant donné que
personne n'a besoin de penser pour être. En revanche, tout le monde a besoin
d'être pour penser...
Etant donné le côté imparable de l'argument, la démonstration pourrait s'arrêter là : affaire réglée. Mais, étant donné que René Descartes a également écrit « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », il mérite bien quelques honneurs de plume supplémentaires.
Au sommaire de cette page :
- Historique de la citation
- Où est le problème ?
- Descartes était-il davantage dans la démonstration que dans le principe ?
- Suggérons une nouvelle version !
Historique de la citation
René Descartes écrit « Je pense, donc je suis » pour la première fois en 1637, en français, dans son Discours de la méthode.
Puis, quatre ans plus tard, il reformule son idée en latin dans ses Méditations métaphysiques en 1641 :
« Adeo ut, omnibus satis superque pensitatis, denique statuendum sit hoc pronuntiatum, Ego sum, ego existo, quoties a me profertur, vel mente concipitur, necessario esse verum. » (Je suis, j'existe)
Mais, apparemment, il n'était toujours pas satisfait car, trois ans plus tard, il reviendra à sa première idée dans ses Principes de la philosophie en 1644 :
« Ac proinde haec cognitio, ego cogito, ergo sum, est omnium prima & certissima, quae cuilibet ordine philosophanti occurrat. » (Je pense, donc j'existe)
Il convient de noter que Descartes n'a jamais écrit cette idée sous la forme Cogito Ergo Sum en latin, mais Ego cogito, ego sum ce qui est une forme latine un peu cavalière. Sans doute aura-t-il voulu souligner le Ego en le redoublant.
Depuis, les latinistes ont fixé cette formule afin qu'elle prenne dignement ses lettres de noblesse, la gravant ainsi dans le marbre de la philosophie. De nos jours, on résume au Cogito de Descartes, ce qui évite d'entrer dans ces détails certes intéressants, mais qui pourraient faire perdre de vue l'essentiel.
Où est le problème ?
Premier argument : nous n'avons pas besoin de penser pour être. En revanche, nous avons besoin d'être pour penser.
Premier exemple : « J'écris, donc je suis un stylo. » Mieux aurait valu écrire : « Je suis un stylo, donc j'écris. »
Deuxième exemple : « Je miaule, donc je suis un chat. » Le fait de miauler est une conséquence, être un chat en est la cause. Il aurait donc mieux valu écrire : « Je suis un chat, donc je miaule. »
Le fait d'exister n'est pas une conséquence de l'acte de penser. Ce point est particulièrement important, puisque la citation de Descartes expose un raisonnement où la conséquence précède la cause, ce qui est illogique.
Or, si l'on construit un raisonnement avec des termes inversés, le résultat risque d'être aléatoire : si l'on met la charrue devant les boeufs, les chances qu'un champ soit labouré correctement deviennent hypothétiques.
Deuxième argument :
- Si « Je pense, donc je suis » est vrai,
- alors « Je ne pense pas, donc je ne suis pas »
serait vrai aussi.
- mais est-ce exact ?
- non, car si Descartes avait raison, nous cesserions d'exister si nous
arrêtions de penser.
- or, ce n'est pas le cas : si vous cessez de penser - chose qui vous
arrive chaque nuit lorsque vous dormez - vous n'aurez pas cessé
d'exister pour autant.
Toutefois, on peut concéder ceci à Descartes : le fait de penser est une preuve que l'on existe. Mais sa formulation est discutable, car elle passer la conséquence avant la cause, ce qui est désolant pour un principe de philosophie que l'on veut premier.
Troisième argument : il n'est pas nécessaire de penser pour exister puisque, à la base, nous existons. D'ailleurs, c'est ce que remarque Descartes lorsqu'il écrit Ego sum, ego existo.
De plus, la conséquence première de l'existence n'est pas la pensée, car sans conscience - au sens d'être conscient - il n'est pas possible de penser.
Descartes était-il davantage dans la démonstration que dans le principe ?
Probablement aurait-il mieux valu écrire : « Je suis, donc je pense ». L'argument de preuve central, à savoir : « Est-ce que je pense ? » resterait entier pour démontrer que « Je suis ». En inversant les deux propositions de la phrase, l'existence n'est plus conséquence, mais cause première, ce qui est d'ailleurs au centre du sujet.
Egalement, « Je suis, donc je pense » a pour contrepartie « Je ne suis pas, donc je ne pense pas ». Cette fois-ci, les deux propositions sont justes, car si je n'existe pas, alors il me sera impossible de penser.
D'ailleurs, Nietzsche avait songé à rebattre les cartes de Descartes dans l'ordre : « Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. Sum, ergo cogito : cogito, ergo sum. »
Si un philosophe tel que Nietzsche l'a remarqué, est-ce bon signe ? Penser à l'endroit, penser à l'envers, même la « pensée de derrière » de Blaise Pascal n'a point de préséance autre que la logique.
L'ordre choisi par Descartes équivaut à dire : « Est-ce que vous pensez ? Oui ? Donc, vous êtes. » Par conséquent, il a préféré la démonstration à l'énoncé strict du principe, ce qui est compréhensible dans un cadre de sciences humaines et de connaissance discursive.
Suggérons une nouvelle version !
Au vu de ce qui précède, il me semble maladroit d'utiliser la pensée comme preuve de l'existence en tant qu'individu, car ce n'est qu'une propriété parmi d'autres de l'être humain. Par exemple, l'on pourrait tout aussi bien écrire : « Je parle, donc je suis », « J'entends, donc je suis », « J'observe, donc je suis » ainsi que toute variante possible, ce qui nous réduirait quasiment au pléonasme.
Dans cette mesure, la version « Ego sum, ego existo » semble mieux définir le principe développé par Descartes, mais sa simplicité dialectique fait trop figure de solution de facilité. En outre, le fait d'amalgamer le fait d'être à celui d'exister peut créer des confusions.
Il me semble plus judicieux d'utiliser une propriété indéniablement première, à la base de toute autre, et qui transforme chacun d'entre nous en observateurs du monde et en acteurs de nos vies. Aussi, pour ma part, j'arrive à cette conclusion :
« Je suis, donc j'ai conscience. »
Dans cette phrase, il ne s'agit pas de conscience au sens de la connaissance du bien et du mal, mais simplement de la propriété d'être conscient ou pas. De plus, la contrepartie « Si je ne suis pas, alors je n'ai pas conscience » sera satisfaite aussi, alors que ce n'est pas le cas pour le Cogito.
Enfin, être conscient est un préalable indispensable à toute pensée, étant donné qu'il ne peut y avoir de pensée sans conscience.
Toute la question est, maintenant, de savoir si cette vénérable hellène que l'on nomme φιλοσοφία dans son pays natal, est encore capable, malgré son grand âge, d'entendre Polymnie...