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Le temps des hommes de fer - XXV

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Des armes pour se libérer ?

Je pense qu'il existe des personnes dont nous ne devrions jamais accepter les commandes, quel que soit le montant qu'ils sont prêts à payer. Lorsque l'on exerce un art, il ne faut ni le galvauder ni le prostituer.

Dans nos sociétés, souvenez-vous que les plus riches ne sont pas forcément les meilleurs. Parfois même, ce sont les pires. Une arme de qualité pour une personne de qualité, telle devrait être la règle.

Prétendre que l'argent n'a pas d'odeur, c'est ne pas avoir de nez.


N'avez-vous jamais entendu quelqu'un dire, d'un air important : « Je me suis fait tout seul » ? Sans clients, sans fournisseurs, voire sans collaborateurs, certainement pas...

Derrière le péché d'orgueil, l'égo n'a pas de mémoire. Il néglige les causes premières. Lorsque vous êtes sur une marche, n'oubliez pas l'existence du reste de l'escalier.


Cela m'amuse beaucoup de voir des armuriers ayant appris le métier à Liège faire l'éloge de leur diplôme, tout en vendant des fusils Browning B25 - l'un des meilleurs fusils au monde - oubliant au passage que cette arme avait été conçue par quelqu'un ne venant pas d'une école d'armurerie.

Les plus grands armuriers n'avaient pas de diplôme : John Moses Browning avait appris le métier sur le tas avec son père, tout comme moi. Et que dire de Boutet, directeur-artiste de la Manufacture d'armes de Versailles ? N'oublions pas les Lepage, Léopold Bernard, Lefaucheux, Devisme, Renette, Samuel Colt...

Pour cette raison, s'ils revenaient aujourd'hui, ils ne pourraient plus exercer en France. Ils seraient obligés de poser leurs valises ailleurs. Leurs brevets profiteraient aux Américains, aux Russes ou aux Chinois. Il serait temps que Marianne mette une paire de lunettes, autrement elle se réveillera un beau matin sans armes.

La valeur d'une personne ne se mesure pas grâce à un bout de papier. Les diplômes sont utiles, certes. Mais ils sont dangereux aussi, car ils nivèlent les connaissances à un niveau standard. C'est comme si l'on disait : « Il a un diplôme, donc il n'en sait pas plus ». Ils peuvent limiter la faculté naturelle d'un individu à apprendre par lui-même, à innover, fermant ainsi la porte à de nouveaux savoirs.

Nos connaissances ne devraient pas être un aboutissement, mais un tremplin. Partager un acquis commun ne doit pas nous enfermer dans une bulle rassurante devant nos établis, mais à ouvrir de nouvelles portes.


En 2018, combien d'armuriers restait-il en France ? Les nouvelles lois proscrivent désormais certaines statistiques, telles que celles ethniques, mais l'information que je recherchais n'était pas de nature interdite.

Je trouvais un premier chiffre dans une proposition de loi à l'Assemblée nationale en 2010 : 600 armureries. Puis un deuxième dans un rapport d'Yves Gollety, président de la Chambre nationale des armuriers détaillants, en 2013 : 1000 armureries. Et enfin un troisième dans le journal « Le Parisien » selon une source au ministère de l'Intérieur, en 2016 : autour de 1800.

Comment expliquer une telle disparité dans les chiffres ? Je me souvenais du premier prix que j'avais reçu dans ma vie : Qui avait raison ?

S'ils étaient exacts, alors 400 armureries avaient été crées entre 2010 et 2013, puis 800 entre 2013 et 2016. Or, c'était impossible dans le contexte actuel.

Cela me rappela Madame de Quiqueran au Musée de la Chasse à Paris, incapable de m'indiquer le nombre d'armes entreposées. Rien d'étonnant d'ailleurs. Posez la question aux armuriers pour leurs stocks, la plupart vous répondront :

- Oh... Pfff... Je sais pas, moi... À la louche, peut-être...

Pourtant, quoi de plus simple que de consulter les pages jaunes et faire une simple addition ? Le chiffre n'était pourtant pas top-secret. En 2016, je trouvais cette tâche trop ingrate et j'oubliais cette question.

Pendant une nuit en 2018, une idée simple me vint pour construire un listing rapidement. Il suffisait d'enregistrer un fichier de base de données en .csv avec un logiciel de traitement de texte, puis de l'importer dans un tableur. À partir de là, le comptage se ferait sans erreur, le tout dans le minimum de temps possible. Je constituais ainsi la liste de tous les armuriers français, puis je classais celle-ci par départements.

Je créais ensuite une carte interactive sur mon site internet pour communiquer les résultats. En mars 2018, le nombre exact d'armureries en France était de 803.

Celui qui avait indiqué le nombre le plus approchant était Yves Gollety, président du CNSA. Il précisait même que le nombre d'armuriers diminuait de 5 % environ par an. Si cette estimation s'avérait exacte, le nombre d'armureries en 2031 serait d'environ 400, soit moitié moins qu'aujourd'hui.

Aux États-Unis, le nombre d'armureries était de 64 000 en 2018. Rien qu'à New York, on en trouvait 711 alors qu'il n'en restait plus que 12 à Paris. Voilà le genre de différence que peut provoquer un amendement dans une constitution.

Et que l'on n'aille pas me dire : « Oui mais ça, c'est les États-Unis » en guise d'explication définitive. La vraie raison est qu'il s'agit d'un droit constitutionnel chez eux.

Chez nous, ce droit n'est pas garanti puisqu'une autorisation peut vous être refusée, voire même retirée. Étant donné qu'il n'existe aucun rempart dans notre constitution, le gouvernement aurait le pouvoir d'interdire les armes à feu en France, et même dès demain s'il le voulait.

Ce ne sont pas quelques manifestations de tireurs et de chasseurs qui y changeraient grand-chose, pas après les émeutes de 2005 ou le mouvement des Gilets jaunes en 2018.


Les véritables professionnels - c'est-à-dire ceux qui sont capables d'intervenir sur une arme, quel que soit le problème - sont ceux qui disparaîtront en premier.

La pression économique est devenue telle qu'il est quasiment devenu impossible d'exercer sans faire de la vente. Or, on ne peut pas être à fois devant son établi et au magasin.

Un artisan faisant uniquement les réparations ne pourrait plus en vivre aussi bien qu'en 1950. D'abord, étant donné que les armuriers font les travaux les plus simples eux-mêmes, il héritera des plus difficiles.

De plus, il devra effectuer ceux-ci au prix le plus avantageux possible, puisque le donneur d'ouvrage devra prendre sa marge après. Le tout dans le contexte de récession économique actuel, en considérant la perte de pouvoir d'achat de la clientèle.

Ils sont le maillon faible pour cette raison. Conclusion ? Les professionnels survivants ne seront pas forcément les plus doués, mais ceux qui réaliseront le résultat d'exploitation le plus élevé.

La principale raison est la lourdeur de la fiscalité en France. Une fois réglés tous les impôts et taxes, un entrepreneur aura lâché environ 70 % de son profit. Plus nous travaillons, plus nous payons et nous nous affaiblissons, plus nous rendons le pouvoir fort.

Notre position est comparable à celle des rameurs dans une galère romaine, avec un tambour battant la mesure des charges à payer. Pris dans l'action, nous ne voyons même plus la stupidité de notre position. L'argent appelle l'argent, mais le travail n'appelle que le travail...

D'autre part, la réglementation devient de plus en plus restrictive, grâce aux fonctionnaires payés par un Trésor public que nous remplissons. Se durcira-elle encore dans le cadre de la construction européenne ? C'est à prévoir.

Somme toute, par le mécanisme de l'imposition, nous finançons nous-mêmes la disparition de notre métier ; y compris nos chaînes d'esclaves et celles des autres.

Ne vous illusionnez pas sur la confiance, l'espoir ou la chance. Ce ne sont pas des stratégies. La confiance peut-être trahie, l'espoir peut être déçu et la chance est un ticket de loterie.


Aux Etats-Unis, les tueries de masse sont fréquentes, au moins une par mois. La tentation de dire « Interdisons les armes à feu pour arrêter le massacre » est forte. Mais est-ce la bonne solution ?

Pour éviter les incendies, nous pourrions réglementer la détention et le port des briquets, voire le gaz de ville ; et même l'électricité pour éviter les courts-circuits.

Il faudrait aussi interdire les couteaux en métal, ne laisser en vente libre que ceux en plastique, pour éviter que des gens ne se fassent égorger dans les rues de France. D'ailleurs, on ne dit plus « égorger », mais « blessure au niveau du cou » dans les médias.

Cependant, celui qui veut commettre un attentat trouvera toujours les moyens de le faire. Le 14 juillet 2016 à Nice, un terroriste a utilisé un camion pour foncer dans la foule. Il avait loué ce véhicule en utilisant sa carte de crédit. Bilan : 86 morts, 458 blessés.

A-t-on interdit les camions et les cartes de crédit pour autant ? Même pour acheter une voiture dépassant 200 km/h, vous n'avez pas besoin d'une autorisation préfectorale.

Il faut rechercher les véritables causes, sinon l'on ne traitera que les symptômes. Le vrai problème ne proviendrait-il pas plutôt de la pression économique et sociale ? Notre société ne serait-elle pas devenue une machine à broyer les individus ?

À force de taxer les gens, mais sans leur laisser une vraie possibilité de s'épanouir dans un emploi valable, pas étonnant qu'une partie d'entre eux deviennent fous.

Et qu'une autre partie rêve d'une révolution.


« Le monde se divise en deux catégories, ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent » disait Clint Eastwood dans le film de Sergio Leone « Le bon, la brute et le truand ». J'avais quinze ans lorsque j'ai entendu cette réplique pour la première fois. Je ne l'ai plus oubliée depuis.

Si vous vivez dans un pays de voleurs, vous verrez des serrures partout. Par contre, dans un pays sans liberté, vous ne verrez pas d'armes dans la population. C'était le cas en Union soviétique.

On mesure le degré de liberté aux armes en vente libre. Moins le peuple en possède, plus vous creusez...


Des six catégories d'armes à feu de l'ancienne réglementation (1ere, 4e, 5e, 7e et 8e), nous sommes passés à 4 avec la nouvelle (A, B, C et D) qui correspondent à : interdiction, soumis à autorisation, soumis à déclaration, vente libre. Dans bientôt, il n'en restera plus que deux : interdit ou soumis à autorisation. Et pour finir, une seule : interdit. C'est ce que laisse présager l'évolution de l'Union européenne.

Ce jour-là, si vous êtes armurier, vous pourrez prendre votre retraite anticipée. Si vous n'avez pas assez de points, tant pis pour vous.

Tout cela pose la question de la liberté. En 1951, A.E Van Vogt écrivait « Être armé, c'est être libre » dans son roman « Les armureries d'Isher ». Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il avoir lu le « Discours de la servitude volontaire » d'Étienne de La Boétie.

Mais finalement, qu'est-ce que la liberté ? Casser la coquille, sortir de l'œuf. Or, nous vivons chacun dans nos petites bulles, à faire du surplace devant nos établis, à perdre notre vie à la gagner : nous ne sommes donc pas prêts d'éclore.

Il faudrait peut-être commencer par là.

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