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Le temps des hommes de fer - XVII

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Un galop romain

En 1993, mes ateliers n'avaient plus de dettes. J'avais obtenu ce résultat avec deux apprentis seulement. Je commençais à mieux comprendre la différence entre compétences et diplômes, quoique cette explication relève plutôt du communisme, tout en étant exploitée par les néolibéraux.

En effet, en tant que patron, que paye-t-on : des compétences ou des diplômes ? Aucun des deux. On achète la totalité du temps de travail de quelqu'un, puisqu'il n'est pas censé travailler pour un autre employeur à côté.

Le diplôme permet de rendre les individus serviles - puisqu'ils ont été formatés par leurs études - tout en leur garantissant, du moins a priori, un meilleur salaire.

Sauf que, à notre époque de chômage de masse, ce n'est plus tellement vrai. À tel point que certaines personnes crèvent des yeux et arrachent des mains à des gens vêtus de gilets jaunes, le tout avec une prime accompagnée d'une quasi-impunité... Sincèrement, vous n'en avez vu aucun exemple dans l'actualité ?

À chaque fois que vous réglez vos impôts, à chaque fois que vous achetez quelque chose, vous financez ce système, vous vous en rendez complice. Vous payez vos chaînes d'esclaves et vous rémunérez ceux qui vous oppriment. N'allez pas vous plaindre après. Payer l'impôt permet de savoir dans quel camp vous êtes.

Les choses arrivent parce qu'elles doivent arriver, non pas parce qu'elles seraient justes. Regardez la situation en France. Crise économique, chômage, immigration, réduction des libertés. Qui aurait pu croire, en 1960, que de telles choses se produiraient ? Le grand scénariste met en place ses futurs rebondissements, mais personne ne sait aujourd'hui comment tout cela se terminera.

Pourtant, armurier est un métier d'homme libre : alors que la poudre blanche rend esclave, la poudre noire brise les chaînes.

Malheureusement, la nature humaine est mal faite : ceux qui ne produisent rien exploitent ceux qui produisent quelque chose, comme si la cigale avait enchaîné la fourmi. Dans le monde de demain, si nous n'y prenons pas garde, les kapos s'appelleront des anges gardiens.

En 1993, nous n'en étions qu'aux prémices. Chaque jour, je m'installais devant mon établi, dans la belle lumière qui s'écoulait par la grande verrière des ateliers. À la radio, tout en fabriquant ou en réparant des armes, j'écoutais du funk old school : Ashford & Simpson, Pebbles, Jody Watley, Gayle Adams...

Toutes les factures de mon entreprise, je les payais cash, exceptionnellement à trente jours, mais jamais plus. Je ne faisais pas appel au crédit avec les banques. Ayant passé des années à redresser la situation financière, je n'allais pas creuser un nouveau trou alors que j'avais fait disparaître l'ancien.

Toutes les dettes étaient payées. Une fois de plus, je m'en étais sorti. Pourtant, étant donné l'ampleur de l'ancien passif, c'était le genre de chose dont personne ne se relève jamais.


Plus rien ne me paraissant impossible, je posais ma candidature au poste d'assesseur de la Commission de conciliation et d'expertise douanière auprès des douanes françaises. Je fus admis. Mon nom se retrouva dans les annexes du Journal officiel de mars 1993.

Peu après, Bernard Salle, armurier à Boulogne et président de la Compagnie des experts en armes près les Cours d'appel, vint me trouver.

- Vous n'êtes pas chez nous.

Il ne disait pas cela d'un ton de reproche. Il continua :

- J'ai connu votre grand-père. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'était pas commode...

En effet. L'épisode m'avait été raconté par Jacques, mon père, qui en avait été témoin. Une trentaine d'années auparavant, M. Salle était venu dans l'atelier de mon grand-père, au 75 rue du Théâtre à Paris, pour lui demander une attestation de compétences.

- Tenez, je m'installerais sur un petit coin d'établi, je ferais une petite bricole, un changement de percuteur par exemple, et puis vous me feriez un petit papier...

Gaston l'avait foudroyé du regard et mis à la porte sans ménagements. En effet, il n'avait pas une grande estime pour les armuriers détaillants. Que disait-il d'eux ? Que leur travail se résumait à déplacer une arme d'un râtelier à l'autre pour prendre leur bénéfice. D'où sa réaction sans doute un peu vive...

Pour ma part, je fis une analyse différente. Je fréquentais un club philosophique où j'avais appris les particularités du mot « reconnaissance ». De plus, notre profession souffrait d'un individualisme forcené à cause d'egos surdéveloppés, manquant d'esprit de corps. Résultat, elle se défendait mal.

Aussi, lorsque M. Salle me proposa d'intégrer la Compagnie, j'acceptais. Lorsqu'il repartit, j'eus même l'impression que c'était avec l'âme légère, un mauvais souvenir en moins.


Mon autorisation de fabrication et de commerce d'armes de guerre était en cours de renouvellement. Ici, l'expression « Armes de guerre » recouvre aussi les armes civiles telles que les révolvers en 357 magnum ou les pistolets de tir 22 Long Rifle. Le dossier est géré au ministère de la Défense, à la Délégation générale pour l'armement. Cela arrive donc d'assez haut.

Un fonctionnaire de police vint dans mes ateliers pour les besoins de l'enquête administrative. Il s'occupait des autorisations d'armes au commissariat de la ville. Âgé d'environ 45 ans, les cheveux poivre et sel, son attitude était plutôt cassante. Il n'était pas de bonne humeur - ce qui peut se comprendre, vu la population locale - mais en plus, il semblait vouloir faire du zèle.

Je lui montrais mes systèmes d'alarme et les dispositifs de sécurité. Il commença par critiquer la verrière.

- Des cambrioleurs pourraient passer par la toiture. Ce n'est pas bon du tout, ça. Tenez, votre confrère dans la même ville, son toit est en dur.

Certes, mais elle ne ressemblait plus à une armurerie : aucune devanture, même pas l'inscription « Armes » sur la façade. Ce n'était pas vraiment un magasin. Plutôt un petit blockhaus, à vrai dire...

- Vous savez, c'est moi qui fais le rapport, je pourrais vous faire fermer à cause de ça, hein...

Comme il est de coutume, je sortis mon registre d'armes de 1ere et 4e catégorie. Il regarda la date de la dernière vérification effectuée par le DGA, matérialisé par un coup de tampon rouge.

- Quoi, votre contrôle précédent, il remonte à 7 ans ?

- Ils viennent quand ils veulent, je n'ai aucun pouvoir sur eux.

- Mais c'est pas normal, ça ! Logiquement, ils devraient le faire une fois par an, non ? Mais qu'est-ce que c'est que ce travail ?

Après, assez énervé, il partit dans une tirade qui n'était pas à l'honneur du ministère de la Défense.

- Ils sont haut placés, ils travaillent dans les bureaux, ils n'ont que ça à faire et pourtant, ils ne le font même pas ! À la place, ils nous envoient nous, les policiers, alors que nous avons des missions en cours urbain autrement plus urgentes...

Il repartit assez excédé. Je devinais le sens qu'il donnerait à son rapport. Aussi, je décrochais mon téléphone et composais le numéro de la DGA. Le chef du service était un major assez autoritaire. Le ton de sa voix avait tout du militaire de carrière.

- Bon, qu'est-ce qui vous amène ?

- Tout à l'heure, un fonctionnaire du commissariat a procédé à un contrôle de mon entreprise.

- Ah, c'est bien, c'est bien... C'était prévu, cela fait partie de la procédure de renouvellement. Rien d'autre ?

- Si, justement. Son attitude a été plutôt inconvenante. Il a été particulièrement sec et cassant. Il a même parlé de vous en termes peu élogieux.

- Ah bon ? Dites-moi tout.

- Je n'ose vous répéter les mots qu'il a employés...

- Si, si, faites-le !

- Et bien, il a dit que vous aviez le temps nécessaire pour vous occuper des contrôles, puisque vous êtes au ministère, alors qu'eux, au commissariat, ont des missions plus urgentes à faire.

J'entendis le major exploser littéralement à l'autre bout du fil.

- Quoi ? Mais qu'il aille s'occuper de son c... ! Je vais l'appeler immédiatement. Donnez-moi son numéro de téléphone !

Le surlendemain, je revis mon fonctionnaire. Visiblement, il s'était pris une soufflante. D'ailleurs, il paraissait encore sous le choc. Il me fit ses excuses à la mode du ministère de l'Intérieur :

- L'autre jour, je pense que nous nous sommes mal compris...

- Je crois que vous deviez être un peu stressé par votre travail.

- Merci, il est vrai que nous sommes dans un quartier difficile. Dites-moi, vous avez des relations haut placées.

- Oh, pas plus que ça...

Se demandant si j'avais autre chose en réserve, il me regarda avec une lueur d'inquiétude. Je considérais alors que les présentations étaient faites.

L'entretien dura une vingtaine de minutes, ce qui nous permit de mieux faire connaissance. Il put constater que nous avions des opinions communes sur bien des sujets. Je n'avais rien contre lui. Au contraire, je l'aimais bien.

Voyant ses lacunes sur la classification des armes, je lui conseillais la brochure 1074 du Journal officiel. Toute la réglementation y était regroupée (de nos jours, il s'agit du Code de la sécurité intérieure). En effet, il arrivait que les personnels de police confondent deux catégories entre elles.

Par la suite, je n'eus plus jamais aucun problème avec lui. Mes autorisations furent renouvelées sans difficulté.


Fin mars, le musée archéologique de Guiry-en-Vexin préparait un week-end thématique autour du fer. Dans ses collections, les objets les plus récents dataient de l'ère gallo-romaine. La direction prévoyait plusieurs animations, parmi lesquelles la forge des épées et la damasquinure mérovingienne.

Lors d'un premier entretien, la conservatrice m'avait montré des plaques-boucle de ceinture ayant été fabriquées voilà plus de mille ans. Elles étaient damasquinées, mais les outrages du temps avaient transformé le support ferreux en une masse d'oxyde, dont le poids était inférieur à celui du métal.

Lorsque j'en pris une dans ma main, elle paraissait tellement légère que j'aurais pu la croire en plastique. Globalement, c'était de la rouille fixée avec de la résine. Entre les deux, le décor en fil d'argent apparaissait.

Des restaurateurs peu avisés auraient sans doute décapé ces objets dans de l'acide dilué. Ils en auraient été pour leurs frais, car les vestiges auraient fondu comme un sucre dans une tasse de café.

- Nous aimerions montrer une manière dont ces plaques-boucles auraient pu être fabriquées. Que pouvez-vous faire ?

Au premier coup d'œil, je savais comment procéder, puisque c'était comparable à l'incrustation de fils d'or sur les armes de haut luxe. Il faudrait préparer un support métallique reproduisant la plaque-boucle que j'avais sous les yeux, puis la décorer selon les techniques classiques de damasquinure.

Consistant en burins, petits marteaux et fil d'argent, on pourrait croire que le matériel est rudimentaire, mais ce n'est qu'une illusion. En l'an 600, savait-on fabriquer des burins ? Ou comment transformer une masse d'argent en fil, alors que les filières de bijoutier n'existaient pas ?

En ces temps reculés, le savoir-faire de nos ancêtres se limitait au fer. Ils n'étaient pas censés connaître l'acier ni la manière de le tremper. Peut-être utilisait-ils quelques pointes en fonte ? J'en doute, mais si tel fut le cas, c'est aux archéologues de répondre à cette question, pas à moi.

En attendant, je me souvenais des paroles d'un vieil expert en ébénisterie que je connaissais, Paul Biancale : « Des moyens pauvres ne sont pas de pauvres moyens ». Les artisans d'autrefois disposaient de peu, mais cela ne les empêchait pas de fabriquer de petites merveilles.

Début avril, je fis une démonstration de damasquinure. J'étais venu avec un vénérable établi sans âge ainsi que toute ma collection de burins. Pendant deux jours, je répondis à toutes les questions des visiteurs, tout en reproduisant la fameuse plaque-boucle mérovingienne qui m'avait été montrée.

Démonstration de damasquinure mérovingienne au musée de Guiry-en-Vexin par Christian Féron

Démonstration de damasquinure mérovingienne au musée de Guiry-en-Vexin par l'auteur

J'avais fabriqué plusieurs ébauches, de manière à montrer les différentes étapes de fabrication. L'assemblée était constituée de visiteurs divers, mais également de conservateurs d'autres musées, de chercheurs et de gens du CNRS.

À cette occasion, la réalisation d'un bleu thermique fut filmée pour la première fois. J'étais venu avec le matériel pour bleuir la plaque-boucle que j'avais reproduite : un creuset avec des nitrates. Le principe était connu depuis longtemps, mais il n'existait aucune démonstration dans les archives auparavant. Le petit tour de main pour dégraisser les pièces figure sur ces images.

Le musée fit imprimer une revue montrant les animations qui s'étaient déroulées pendant les Journées du fer. J'étais en bonne place à l'intérieur, avec les photographies de mon travail. Sans le savoir, j'étais entré par la petite porte dans un monde de culture et de science.

Quelques années après, je fis une deuxième démonstration au musée de Guiry-en-Vexin. La campagne avoisinante était toujours aussi verdoyante, avec ses grands champs qui s'étendaient sous un soleil radieux.

Cette fois-ci, la plaque boucle que j'examinais était nettement plus complexe, de forme ronde avec un gros anneau ovale et des contre-plaques. Je réalisais une copie supplémentaire dans mes ateliers, car une question me tracassait : comment pouvait-on déambuler avec un objet aussi lourd à la ceinture ?

Je me proposais donc de faire l'essai avec la reproduction que j'avais fabriquée. La taille et le poids étaient strictement identiques.

Après quelques jours, je me rendis compte qu'elle était agréable à porter. Tout en augmentant la sensation d'équilibre, elle stabilisait le centre de gravité lors de la marche. Elle ne gênait pas les mouvements du bassin. Au contraire, elle les amortissait. De plus, en plein hiver, elle accumulait la chaleur du corps pour la restituer tout au long de la journée.

Elle allait bien avec une chemise et un blue-jean, mais pas du tout avec un costume-cravate. L'an 600 était loin, tout de même...

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