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Le temps des hommes de fer - XII

ou les mémoires d'un armurier, par Christian Féron

Game Fair, double-express et fusils à platines

La publicité en quadrichromie sortit début juillet. Elle nous apporta un nouveau client qui voulait un double express à platines en 9,3 x 74 R. Notre planning de travail étant surchargé, nous avons fait appel à une vénérable maison liégeoise située à Jonfosse.

Son directeur, qui appartenait à l'ancienne haute bourgeoisie belge, était un homme charmant qui avait livré des armes jusqu'en Iran, à l'époque de la splendeur du Shah. Ce temps n'était plus qu'un lointain souvenir, mais il continuait l'activité en faisant appel aux artisans locaux. Des rails partaient de son hôtel particulier jusqu'à la gare toute proche, réminiscence d'une ère où sa fabrique tournait à plein régime.

L'arme arriva à Paris en blanc, comme convenu. L'un des meilleurs graveurs parisiens réalisa une superbe gravure en style Rigby-Boss. La date limite de livraison approchait. Les parties métalliques de l'arme revinrent de trempe une journée avant. Le lendemain, le client devait prendre l'avion pour un week-end de chasse. J'étais encore dans les délais.

Malheureusement, je devais subir un phénomène dont le fabricant liégeois Courally parle dans son ouvrage « Les armes de chasse et leur tir », à savoir qu'une bascule peut bouger légèrement lors du traitement thermique. Cela ne signifie pas que la trempe ait été mal faite, mais oblige à des rectifications. Elles furent longues puisque je terminais à 4 h du matin.

Mon client fut livré à temps, il prit son avion à l'heure avec son express.


Malgré de nombreuses difficultés, notre entreprise fut présente au Game Fair. Nous avions beaucoup d'armes fines en stock, assez pour louer un double stand. Pensant que le temps serait au beau fixe puisque c'était l'été, nous n'avons pas commandé de parquet afin de réaliser des économies.

À l'aller, l'arbre à cames de ma voiture rendit l'âme en rase campagne. Le coffre était plein d'armes. Charlotte m'accompagnait et j'ai pensé : « Après l'épisode de Franck, forcément, elle va croire que je lui fais le coup de la panne ».

Par un hasard inespéré, un garagiste situé à quelques kilomètres accepta d'effectuer la réparation en urgence. J'arrivais dans la soirée. Émile et Gilles avaient fait le trajet dans un autre véhicule avec le reste des fusils.

Pendant tout le week-end, il n'arrêta pas de pleuvoir. Les visiteurs qui passaient dans notre stand ramenaient des flots de boue sous la semelle de leurs chaussures. Quelques éclaboussures atteignaient les crosses. Nous avons passé le samedi et le dimanche avec un chiffon à la main.

En repartant vers Paris dans la soirée, ma voiture se retrouva embourbée. Il fallut le Crawford des organisateurs du Game Fair pour me tirer de là. Je garde de cette exposition un souvenir inoubliable.

Le lendemain, j'ouvrais l'atelier vers 9 h seul, car Émile et Gilles avaient décidé de prendre le chemin des écoliers pour rentrer. Pendant que je m'installais devant mon établi, le téléphone se mit à sonner.

L'un des visiteurs que nous avions accueillis le samedi souhaitait venir. Pendant le week-end, il avait vu notre paire de fusils Piotti. Il voulait la regarder de nouveau.

Il sonna à la porte de l'atelier une heure après. Pas besoin de le convaincre, il avait déjà pris sa décision. Lorsqu'il entra dans le bureau, la forme de sa veste laissait croire qu'il souffrait d'un léger embonpoint. Mais lorsqu'il ressortit, il avait retrouvé sa taille de jeune homme.

Ce fut l'une des plus belles ventes de ma vie : 130 000 nouveaux francs (environ 35 000 euros de 2018) simplement parce que j'étais arrivé à l'heure.

Émile rentra dans le milieu de l'après-midi avec Gilles. Lorsqu'il apprit la nouvelle, il pensa d'abord que je plaisantais. Je lui montrais la recette dont une partie était en numéraire et l'autre en chèque.

Je m'attendais à le voir soulagé, tout comme moi, étant donné que cela réglait une partie de nos problèmes financiers. Mais non, même pas un sourire. On aurait dit que cette vente le dérangeait.

Une de mes erreurs a été de ne pas comprendre son attitude à ce moment-là.


Dans notre clientèle, François d'Elbée, un guide de chasse reconnu, possédait une carabine Winchester 70 en 458 magnum, un bon modèle d'avant 1964. Son seul regret : le prix de la munition. Lorsqu'il venait passer six mois en France, cela l'empêchait de s'entraîner autant qu'il l'aurait voulu.

Aussi, il me demanda de lui fabriquer une carabine en petit calibre, par exemple 22 LR, mais avec un poids et un équilibre identiques à sa Winchester. Il voulait aussi une base mécanique particulièrement robuste.

J'avais exactement ce qu'il lui fallait. Lorsqu'Émile et moi avions acheté l'atelier, Franck nous avait laissé un lot d'une centaine de carabines MAS 45, dont nous avions vendu la plupart. Il en restait encore quelques-unes. Leur solidité et leur finition rustique étaient parfaitement adaptées pour l'Afrique.

Je sélectionnais donc un exemplaire. À l'aide de plombs que je fixais en divers points de la crosse, le poids et l'équilibre désirés furent obtenus, le tout pour un budget très raisonnable.

Mon client, avec sa belle coiffure argentée, me confia ses autres armes à réviser et à régler. Toutefois, il me demanda s'il pouvait venir avec moi au stand de tir. Il n'eut pas à insister, étant donné l'anecdote qu'il me raconta.

Une de ses relations, également guide de chasse, avait emmené un chasseur dans la brousse, à la recherche d'un lion. À cette époque-là, on ne tirait pas à grande distance comme aujourd'hui. Ils repérèrent un beau sujet qui n'était guère éloigné.

Sous le coup de l'émotion, le chasseur plaça mal sa balle et blessa la bête, qui bondit vers eux. N'arrivant pas à reprendre son sang-froid, il rata son deuxième tir. Or, un lion peut couvrir 100 mètres en 7 secondes : la situation était en train de devenir critique.

Pour couronner le tout, la carabine du guide s'enraya lorsqu'il voulut faire monter la première cartouche. Le temps qu'il résolve le problème, le fauve atteignit le premier boy et le blessa. Dans un ultime réflexe, le guide plaça sa balle et la bête tomba foudroyée, juste à quelques mètres d'eux.

Voilà pourquoi mon client tenait absolument à participer au réglage et aux essais de tir. Dans la matinée, il tira successivement une dizaine de cartouches en 375 H&H, autant en 458 Winchester et sept ou huit 460 Weatherby. Il s'est arrêté là, sa belle mèche argentée ayant fini par prendre du gîte.

Il partit rassuré, car ses armes groupaient bien et ne s'enrayaient pas. Je pense que, ce jour-là, nous n'avons pas seulement testé ses armes, mais aussi sa résistance au recul.

En Afrique, les accidents de chasse ne pardonnent pas. Au début des années 1980, le fils d'un célèbre avionneur - dont je tairais le nom - était parti à la chasse au lion, lui aussi. Aucun guide de chasse ne l'avait accepté comme client, étant donné qu'il se proposait d'utiliser une 7x64 pour prélever son trophée.

À force d'insister, il trouva quelques boys qui le guidèrent dans la brousse. Ils débusquèrent finalement leur gibier.

- Patron, patron, un lion ! Tire !

Son sang ne fit qu'un tour. L'intrépide chasseur pressa la détente. Étant donné que le 7x64 est trop faible pour l'Afrique, le résultat ne se fit pas attendre. Le félin blessé arriva sur lui en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Il lui déchira l'épaule d'un coup de griffe. Avec leurs cris et leurs bâtons, les boys réussirent à faire fuir l'animal.

Une blessure de fauve, c'est la septicémie assurée. Très rapidement, le fils de l'avionneur fut ramené en France à bord d'un DC8 sanitaire, affrété dans l'urgence pour l'occasion. Les problèmes de rapatriement ? Ils s'évaporèrent dans un nuage stratosphérique. Il en va ainsi de certains hommes, auquel le privilège de naissance accorde une seconde vie.


Nous n'étions plus que quatre dans l'atelier. L'atmosphère de travail se dégradait de semaine en semaine. Mon associé et ami passait beaucoup trop de temps dans les bars des alentours. De plus, il emmenait notre crossier dans ses escapades. En procédant comme il le faisait, il divisait la capacité de production par deux, ce qui augmentait nos problèmes financiers.

Le matin, ouvrir la boîte aux lettres était une épreuve, à cause du papier bleu que nous recevions. C'était le défilé des huissiers. J'arrivais pourtant à éviter le naufrage du radeau de la méduse, en payant un peu aux uns et aux autres, selon le degré d'urgence. J'ignorais si j'étais assez solide pour résister à une telle pression.

Dans l'ancienne génération des armuriers, l'alcool a souvent posé problème. Gilles s'était fait remarquer par la maréchaussée locale. La première fois sur un rond-point non loin de l'atelier, mais ces messieurs l'avaient laissé repartir en découvrant sa profession. La deuxième, en sortant d'un stationnement, car il percutait les voitures situées devant et derrière lui. À cette occasion, il s'était retrouvé en cellule de dégrisement toute une nuit. Passé quelques jours, c'était comme si la leçon n'avait servi à rien.

Je passe sous silence d'autres épisodes qui ne sont pas à la gloire de notre monteur à bois. Émile ne souhaitait pas que Gilles parte, mais il voulait arriver à un compromis.

Il lui proposa de démissionner étant donné qu'il n'était plus rentable, tout en me demandant si j'étais d'accord pour lui laisser une place d'établi. De cette manière, il gardait la possibilité d'être payé à la pièce. Il accepta cette offre, mais cela ne régla pas le problème pour autant.

Je laissais toujours un fond d'espèces dans un tiroir pour les dépenses courantes, alimenté par une partie des réparations que je faisais. Émile était censé faire de même, mais comme il ne travaillait plus guère, j'avais l'impression de gagner l'argent qu'il dépensait dans les bars. Cela ne pouvait plus continuer ainsi.

Il savait très bien que je ne disposais pas des liquidités pour racheter ses parts - ni lui les miennes, d'ailleurs... Au point où nous en étions, il ne restait plus qu'à sortir deux pistolets du coffre, et à nous battre en duel entre le tour et la fraiseuse.

Aussi, j'essayais de le raisonner en espérant qu'il se reprenne. Rien à faire. Je ne le reconnaissais plus, mais peut-être était-ce son vrai visage que je voyais maintenant.

Se prétendant un spécialiste du montage de lunettes, Émile voulut effectuer la pose d'un montage EAW sur une carabine type Mauser. Il fallait forer et tarauder pour les vis. Malheureusement, il perça trop profondément. Le forêt entra dans la chambre du canon. Je commençais à m'arracher les cheveux.

Émile nous fit même perdre un gros client, Jean-Paul, qui travaillait avec Robert Chinn, un marchand aux Puces de Saint-Ouen. Celui-ci nous apportait un chiffre d'affaires non négligeable. Ils sont partis discuter au café. J'ignore ce qu'ils se sont dit. À son retour dans l'atelier, Jean-Paul est revenu seul pour me dire :

- Christian, je suis désolé mais, tant qu'Émile travaillera dans cet atelier, je n'y remettrai plus les pieds.

Malheureusement, il tint parole.

Sans surprise, Charlotte nous quitta. Elle ne pouvait plus supporter cette ambiance. Sans un minimum de tranquillité, il est impossible d'effectuer des réalisations artistiques.

Dans un estaminet au bout de la rue, une femme brune un peu dépressive venait parfois se désaltérer. Son mari était africain, mais grâce aux potins de quartier, on savait qu'une partie de la clientèle avait bénéficié de ses charmes. Personnellement, elle ne m'inspirait pas : je tenais à ma santé.

Mais Émile, en grand poète, traversait sa période « fleurissement de tige ». C'est tout naturellement qu'il jeta son dévolu sur elle, tellement pressé qu'il la culbuta dans un coin sombre de l'atelier, entre une porte et une armoire de bureau. Il tenait la grande forme... Deux ans plus tard, un voisin m'expliquerait qu'elle s'était suicidée, ayant appris qu'elle était atteinte du sida. C'était à craindre puisqu'elle menait une vie plutôt dissolue.

Comme si tout cela n'était pas assez compliqué, Émile posa un jour son matelas dans le bureau de l'entreprise. Il habitait temporairement chez un couple, mais venait de se faire jeter dehors. Pour quelle raison ? La jeune femme avait un compagnon que je connaissais, né sur l'île d'amour entre deux chansons de Tino Rossi. Celui-ci m'avait confié :

- Émile a essayé de me piquer ma femme. Tu sais ce que fait un Corse dans ce cas-là. Mais bon, j'ai été gentil...

En attendant, le bureau ne pouvait plus être utilisé pour recevoir les clients. Même à la Cour des Miracles, je suppose que les choses se seraient passées mieux.


Un peu plus tard, il se produisit un événement extraordinaire. Une boutique de luxe se montait à côté de la place Vendôme, sous le Carré des Feuillants. Le sous-sol avait été creusé pour créer une galerie commerciale. Le loyer était élevé - 40 000 francs par mois - mais les investisseurs avaient apparemment les reins solides.

Ce magasin avait pour ambition de proposer le meilleur de l'art et de l'artisanat, ce qui incluait les armes de prestige. Émile avait fait la connaissance du gérant et parvint à se faire embaucher. Dans l'euphorie, il me fit même la proposition suivante :

- Plutôt que de déposer le bilan, on devrait lui vendre les ateliers au franc symbolique...

- Quelle bonne idée, on pourra se partager 50 centimes chacun.

A moins d'être stupide, c'était inacceptable. Pour résoudre un problème, feriez-vous fait confiance à celui qui l'a créé ?

Mon associé - si tant est que je pouvais encore l'appeler ainsi - faisait de plus en plus souvent la navette entre l'atelier et le nouveau magasin. Cela m'arrangeait, j'avais l'esprit plus tranquille pour travailler.

Dans l'après-midi, une jeune femme sonna à la porte en demandant après Émile. Elle arrivait de sa province. À l'occasion de son passage sur Paris, elle désirait le voir. Comme elle semblait convenable sous tous rapports, je lui donnais les coordonnées du magasin du Carré des Feuillants. Rien ne s'y opposait.

Le lendemain, Gilles vint récupérer son matériel de monteur à bois. Je lui parlais de la visite de la veille pour qu'il transmette à Émile. J'ajoutais :

- En plus, elle est charmante. J'espère qu'il la traitera mieux que les précédentes.

- Cette fille-là, il m'a dit que c'était du grand n'importe quoi. A mon avis, il mérite mieux.

- Ne me raconte pas ta vie, ce ne sont pas mes affaires...

Enfin, un beau matin, Émile emporta ses affaires et son matelas. Avant de partir, il me lança :

- Salut. J'espère que tu t'en sortiras.

Au ton qu'il employa, c'était clair : pour lui, j'étais foutu. En guise d'adieu, il me laissait les dettes.

C'était un horrible gâchis. Pourtant, nous avions eu tout ce qu'il fallait pour réussir. Gilles le suivit, car il croyait en ses promesses.

J'analysais la situation sous un angle différent : je venais de gagner la bataille des ateliers. Lui, il partait, il avait perdu. Désormais seul maître à bord, il ne me restait plus qu'à redresser l'entreprise...

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