
Le temps des hommes de fer - X

Démissions en chaîne
Émile, qui n'était pas né de la dernière pluie, avait compris que quelqu'un était de trop dans l'entreprise. Il avait été embauché pour me pousser vers la porte de sortie. Mais, étant donné qu'il était moins compétent que moi à l'atelier, ce projet était tombé à l'eau. Ne lui restait comme possibilité que le départ de Marcel, une perspective d'avenir qu'il jugeait insuffisante pour lui.
Lorsqu'Émile allait dans la boutique chercher une arme à réparer, il pouvait contempler notre bon belge qui, du haut de son poêle, paraissait défier les siècles. Le grand sachem et son frère, tels des planètes, semblaient tourner pour l'éternité autour de cet astre majestueux.
Aussi, sans que personne ne le sache, Émile avait entrepris une sorte de travail de sape. Sous des abords francs et sympathiques, il possédait un talent certain pour faire parler les gens. Il lui avait été facile de deviner mes intentions : m'établir à mon compte dans quelques années. Parallèlement, le frère du grand sachem lui avait confié son désir de s'envoler vers d'autres cieux. Bien que restant très discret à cet égard, Vincent n'ignorait pas la santé financière délicate de la tribu.
Émile connaissait quelqu'un qui, d'après lui, voulait investir dans un projet de création d'armurerie. Cette personne s'occupait d'une sorte de fonds de placement destiné aux commerçants d'une importante ville de province. Celui-ci disposait des sommes nécessaires. De plus, il s'agissait de l'un de ses meilleurs amis.
Émile souhaitait donner sa démission pour se lancer dans l'aventure. Il me demanda si j'étais prêt à faire de même.
- Tu veux te mettre à ton compte, non ? Cela te fera gagner des années, tu auras un bien meilleur salaire qu'ici. Allons-y ensemble, n'hésite pas !
- Pas question que je démissionne tant que ce magasin n'est pas prêt. Si cette histoire tombe à l'eau, je ne veux pas me retrouver sans emploi.
L'été était arrivé. Travaillant depuis plus d'un an dans l'entreprise, je pris les premiers congés payés de ma vie à l'âge de 23 ans. Qu'il était bon de s'éloigner de Paris et de faire la grasse matinée, de se réveiller au chant des oiseaux. Assis sur la balancelle, je profitais du jardin. Dans la piscine, les deux sœurs du voisin faisaient plonger leur blondeur et leurs charmes sous le soleil exactement. J'étais payé à ne rien faire. Merci, monsieur Léon Blum...
Le bilan était plutôt positif pour moi. Tombé une première fois à cause d'un accident de moto, je m'étais relevé. Pas pour longtemps, puisque j'avais été victime d'autres problèmes de santé un an après. De nouveau, je m'étais battu.
J'avais évité le fauteuil roulant et la poche intestinale, j'avais trouvé un emploi et un studio à Paris. Certes, j'étais sous anticoagulants à vie, la thrombose de ma veine cave et de mes veines iliaques était inopérable, mais j'avais réussi à m'en sortir.
De retour de vacances, je m'aperçus qu'Émile n'avait pas abandonné son projet.
- Et si je te présentais Jean-Loup, l'investisseur dont je t'ai parlé ? Tu verras que c'est quelqu'un de sérieux.
- Il doit venir à Paris ?
- Non, mais il peut nous inviter d'ici une dizaine de jours dans sa ville.
Ainsi fut fait. Une semaine ensuite, Émile et moi partions en week-end pour aller rencontrer Jean-Loup. Je fus accueilli comme un prince dans le plus beau palace de la cité, avec une suite immense pour moi seul. Elle était tellement grande que l'on aurait pu y installer un parcours de golf miniature. Les fenêtres donnaient sur l'une des dix plus belles places de France.
Une jolie femme à son bras, Jean-Loup roulait en Porsche avec une grosse Rolex au poignet. C'était un Golden Boy. L'argent semblait couler à flots pour lui. Un carnet d'adresses bien rempli, des projets plein la tête, un parfum de chance l'accompagnait partout où il allait. Apparemment, les bonnes fées s'étaient penchées sur son berceau.
Il cherchait des projets dans lesquels investir. Actuellement, l'huile de Jojoba avait ses faveurs. C'était un produit d'avenir aux applications multiples, notamment cosmétiques. Toutefois, il voulait des choses plus stables et plus durables. Émile lui avait donné l'idée d'une armurerie, ce qui tombait bien puisque Jean-Loup aimait les armes.
- Tu vois, Christian, il y a beaucoup de choses à faire ici » me confia-t-il devant Émile. « Les armuriers de la région se sont endormis sur leurs lauriers. Moi, j'ai un excellent carnet d'adresses. Mes clients aiment le luxe. Imagine tout ce que l'on pourrait faire dans ce petit coin de paradis... »
Son fonds de placement allait bientôt atteindre le million de dollars. Je pouvais constater que le sérieux, l'argent et la volonté étaient réunis. Dans cet alignement, il ne manquait plus que les professionnels dont Émile et moi faisions partie. Alors pourquoi pas ?
De retour à Paris, j'avais beau retourner mes pensées en tous sens, il n'y avait aucune raison valable de décliner l'offre. La donne était idéale, pourquoi refuser ? Néanmoins, je laissais passer quelques jours avant de donner ma réponse.
Parallèlement, je constatais la dégradation de l'ambiance de travail. Marcel se croyait un vendeur hors pair. Il se réservait les clients qui venaient acheter des Sig-Manurhin, une arme martiale en calibre 243 Winchester pour le marché civil.
Nous étions parmi ceux qui le proposaient au meilleur prix. Aussi, écouler cette marchandise ne présentait aucune difficulté. Mais désormais, il se prétendait spécialiste de ce type de vente.
Émile se partageait entre le magasin et l'atelier. Grâce à lui, je savais tout ce qui se passait dans mon dos. Pour ma part, je tenais soigneusement à jour le registre de l'atelier. Quotidiennement, je constatais le décalage entre les travaux que j'effectuais et le maigre Smic qui m'était alloué. Une raison de plus pour partir...
Chose que j'ignorais, Émile avait décidé de donner une leçon au grand sachem. Il avait intrigué afin que nos démissions et celle de Vincent tombent en même temps. C'était parfaitement synchronisé. Le soir, peu après l'heure de la fermeture, nous avons posé nos trois lettres sur le bureau. Richard les a ouvertes. Après les avoir lues, il parut plutôt secoué.
- Mais qu'est-ce que c'est ? Une révolution ? Vous me laissez tomber ?
Personnellement, je ne tenais pas à le mettre en position de faiblesse. Je laissais parler Vincent qui exposa ses raisons. D'une certaine manière, cela ressemblait un peu à « Règlement de comptes à OK Corral », coups de feu et cris en moins. Malgré le ton relativement feutré de la conversation, je réalisais que, pour Richard, l'effet était probablement comparable à celui d'une gifle.
- Et vous, Christian et Émile ?
Émile ne me laissa pas le temps de répondre. Il prit un malin plaisir à lui dire que nous allions occuper des postes plus intéressants à tous les niveaux.
Finalement, Richard se tourna vers Léon :
- Et toi, tu pars ou tu m'abandonnes aussi ?
- Euh... Non, non, patron... Je reste.
Je franchis le seuil de l'armurerie une dernière fois en compagnie de Vincent et d'Émile. Trônant au sommet du poêle, le brave wallon tenta, non sans générosité, de réconforter le grand sachem :
- Vous faites pas de souci, chef, on s'en sortira sans eux. Moi aussi je sais travailler...
Dans les semaines qui suivirent, Émile tenta de contacter Jean-Loup, mais celui-ci resta injoignable. Émile me disait de ne pas m'inquiéter, ajoutant que c'était l'un de ses meilleurs amis. Il se déplaça en province pendant quelques jours pour essayer de le joindre. Peine perdue.
Le mois suivant, nous faisions le même trajet à deux. Cette fois-ci, Émile parvint à rencontrer notre investisseur trois jours après, de bon matin. Un peu plus tard, il m'expliqua que l'entretien s'était mal déroulé. Ils avaient eu une prise de bec pour une raison qu'il ne voulut pas me révéler. Néanmoins, ils devaient se revoir en fin d'après-midi.
J'attendais Émile dans un restaurant où nous nous étions donné rendez-vous pour dîner, mais je voyais le temps passer et personne ne venait. Finalement, Émile arriva assez en retard, l'air perturbé.
- Comment ça s'est passé ?
- Il ne veut plus nous financer.
- Mais enfin, pourquoi ? Il avait l'air bien décidé au début, pourtant...
- Laisse tomber, c'est un con.
Évidemment, cette explication ne pouvait pas me suffire. Il me fallut insister pour qu'Émile accepte de m'en dire davantage. Finalement, entre la poire et le fromage, il me raconta qu'ils s'étaient fâchés, mais sans m'indiquer les causes. Ses explications étaient confuses et embrouillées.
- Attends... Je cherche comment expliquer cela bien...
À son attitude, je compris qu'il s'était passé quelque chose. Il précisa que, pour des raisons touchant à sa propre sécurité, il préférait retourner à Paris. Tout en parlant, il faisait venir bouteille après bouteille sur la table, et je ne me souviens plus de tout ce qu'il a dit.
J'en retins que Jean-Loup ne voulait plus nous financer. Notre projet de créer une armurerie venait de s'évaporer dans les limbes des espoirs déçus. Malheureusement, nous avions donné nos démissions et il n'était plus possible de revenir en arrière.
En principe, les choses auraient dû en rester là : adieu et chacun repart de son côté. Normalement, c'est le sort réservé à ceux qui vous ont fait démissionner pour rien. Mais, étant donné qu'il s'agissait d'un ami, je ne pouvais pas le laisser tomber comme cela. De plus, nous avions d'autres grands projets.
Aussi, je décidais de le prendre sous mon aile. Puisque nous étions sans emploi, qu'à cela ne tienne, autant créer les nôtres. Que nous manquait-il vraiment ? Une structure juridique et un local. C'est ainsi que l'année 1984 commença.
Pour le premier point, ce n'était guère compliqué : montage en SARL avec le capital minimum. Pour le deuxième point, mon père disposait de suffisamment de place dans son atelier pour nous accueillir, moyennant un petit loyer. Nous n'étions guère éloignés de Paris, juste à une cinquantaine de kilomètres au sud.
Le premier mois, nous avons travaillé à aménager la surface de travail, ainsi qu'à mettre en place les râteliers pour les armes à vendre. Le soir de l'inauguration, le père d'Émile était venu spécialement de sa province. Il était déjà fort âgé. Je le revois encore en train de me dire :
- Christian, ce que tu fais est bien. Mais j'espère que tu n'auras pas à le regretter plus tard.
À l'époque, je l'avoue, je n'ai pas compris toutes les implications de ces paroles lourdes de sens. Quoi qu'il en soit, il donna à son fils une quinzaine de fusils d'occasion pour que nous disposions d'un petit stock.
Par la suite, Émile contacta plusieurs importateurs qui nous confièrent des armes en dépôt. Après, nous avons démarché les clubs de ball-trap et de tir afin de constituer notre clientèle.
Pour ma part, je proposais nos services en sous-traitance à divers armuriers. De cette manière, Callens & Modé ainsi que Gastinne-Renette rejoignirent les rangs de nos premiers clients, notamment pour les bronzages de canons à la couche que j'effectuais.
Nous avions fabriqué deux carabines qui furent présentées par nos soins au Game Fair, une grande exposition nationale d'armes, quelques mois après.
Dans un autre salon cynégétique, nous avions croisé le directeur d'un importateur assez connu. Sa carte de visite était ornée d'un dessin avec un coq poursuivant une poule, surmontant la devise : « Toujours prêt pour une nouvelle affaire ». Cela ne donnait pas envie de travailler avec lui...
Émile se trouva endeuillé cette année-là, consécutivement au décès de son père qu'il aimait beaucoup. Il partit quelques jours pour apposer sa signature sur les actes de succession et revint les mains vides, comme il s'y attendait.
La première année, nous avons fonctionné convenablement pour une entreprise qui commençait. Certes, ce n'était pas la fortune, mais nous rentrions dans nos frais. Nous avions un peu d'argent devant nous et les choses se passaient bien pour un début. Une nouvelle fois, je m'étais relevé.

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