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Les secrets de métier : pour ou contre ?

Par Christian Féron - 15 mars 2017

D'un point de vue philosophique, le secret limite l'accès au savoir : seule une petite élite en aura connaissance, tant pis pour les autres. Par essence, le secret est donc élitiste. Il sépare ceux qui savent, de ceux qui ne savent pas.

Les conséquences d'un secret de métier sont physiques : quelqu'un pourra réaliser une chose, et quelqu'un d'autre ne le pourra pas. Pourtant, quelle différence entre eux ? Ils ont chacun un cerveau, des yeux, des mains... Mais l'un connaît une astuce que l'autre ignore.

Top-secret

Finalement, être contre les secrets de métier est aussi stupide que d'être contre la pluie ou la neige : cela ne les empêchera jamais d'exister.

Un secret de métier est un patrimoine immatériel

C'est sa force et sa faiblesse en même temps. Par exemple, le bleu des vitraux de la cathédrale de Chartres est unique. S'ils venaient à être détruits, personne ne saurait les refaire à l'identique actuellement. Le secret de ce bleu a été perdu.

Cathédrale de Chartres, vitrail de Notre-Dame de la Belle Verrière

Vitrail de Notre-Dame de la Belle Verrière, avec
son remarquable bleu (cathédrale de Chartres).

Le secret peut donc faire la rareté de certaines choses, et aussi leur valeur qui peut, dans certains cas, être inestimable. Si quelqu'un retrouvait le secret du bleu de Chartres, sa fortune serait, sans nul doute, assurée.

L'émail bleu des Egyptiens, secret perdu lui aussi, a été retrouvé dans les années 1970 par deux chercheurs du CNRS. Sa particularité la plus énigmatique est l'absence de points de contact, d'où le mystère qui a plané, pendant des siècles, sur son modus operandi 1.

Statuettes et ankh recouverts d'émail égyptien bleu

Statuettes et ankhs égyptiens recouverts d'émail bleu.

Le vernis de Stradivarius

Le vernis utilisé par le légendaire Stradivarirus est un exemple typique de secret de métier perdu. En trois cent ans, personne ne l'a retrouvé. De nouvelles avancées ont eu lieu récemment, au terme d'une étude de 4 ans sur 5 violons du fameux artisan de Crémone. Certains journaux en ont fait leurs gros titres, mais le mystère n'a pas disparu : les nouvelles analyses ne recoupent pas toutes les études précédentes.

Violon Stradivarius

Stradivarius exposé au Palais royal de Madrid.

On suppose que Stradivarius faisait son vernis lui-même. D'ailleurs, il n'en a jamais donné la formule. Une hypothèse est qu'il ignorait la proportion exacte au milligramme près, pour la simple raison qu'il aurait acheté son vernis chez un marchand de couleurs de l'époque...

Pour beaucoup de personnes, cette supposition est sacrilège : quoi, le célèbre maître-luthier n'aurait pas fabriqué ses vernis lui-même ? Mais, au XVIIe siècle, les marchands de couleurs existaient déjà. Ils vendaient beaucoup de produits aux artisans. Bien évidemment, on trouvait chez eux plusieurs types de vernis. Certaines maisons les fabriquaient elles-mêmes selon leurs propres recettes, qu'elles ne communiquaient pas forcément.

Matériel de chimie

Stradivarius achetait-il son vernis tout fait ?

Une partie de ces formules se retrouve dans des livres anciens sur les fabricants de couleurs et de vernis. L'un de ces ouvrages, particulièrement rare, se trouvait dans l'ancienne bibliothèque de la Répression des fraudes. Une importante partie a été jetée à la poubelle, pour cause d'obsolescence, voilà une vingtaine d'années. La fameuse formule de Stradivarius s'y trouvait peut-être...

En tous cas, tout ce que je peux vous dire avec certitude, c'est qu'il s'agissait d'un vernis gras. Tant qu'au son exceptionnel des Stradivarius, il ne provenait pas seulement du vernis, mais aussi de la manière dont le violon était fabriqué, le choix des bois et leur séchage, le montage de la caisse de résonance... Le vernis n'était qu'un élément parmi beaucoup d'autres.

Différence entre secret de métier et tour de main

En dessous du secret de métier, nous trouvons le tour de main : comment procéder ingénieusement à certaines opérations. Dans l'ancien temps, des ouvriers se cachaient derrière un grand livre pour remonter des mécanismes peu courants, afin que leurs collègues ne puissent pas voir leur manière de faire. Certains tours de main étaient protégés plus jalousement que les autres.

Il est rare de prêter attention à un tour de main car, d'ordinaire, on le fait par habitude, c'est à dire vite. Il semble aller de soi pour qui l'observe, à tel point qu'il n'est pas nécessaire de l'expliquer. Une meilleure façon de tenir un outil, une manière de tirer davantage d'un produit... Le plus souvent, il se cache une astuce derrière un tour de main.

Tour de magie

Secret de métier et magie : « comment fais-tu ça, dis ? ».

Quant à lui, le secret de métier repose, la plupart du temps, sur une connaissance, des moyens techniques ou des produits particuliers. Par exemple, fabriquer de l'acier fut, au début, un secret. De même pour les trempes thermiques, qui sont indispensables pour durcir le tranchant des épées.

Combat de samouraïs

La différence entre la vie et la mort tient parfois à un secret de métier...

Les sabres japonais

L'une des illustrations les plus parfaites du secret de métier sont les sabres japonais. Pourtant, leurs étapes de fabrication sont connues :
- le mélange du fer et de l'acier, leur repliage sur eux-mêmes plusieurs fois,
- le forgeage et la mise en forme,
- la trempe thermique,
- le polissage.

Bien qu'elles soient immuables, connaître l'existence de ces étapes est insuffisant pour fabriquer un bon katana. Les indispensables secrets et tours de main sont transmis, de manière orale, du maître à l'élève. Chaque école de forge possède ses secrets de fabrication.

Katana au musée de Tokyo

Katana et lame démontée au musée de Tokyo.

Ces secrets furent parfois férocement protégés. Ainsi, on raconte que, dans le Japon médiéval, un élève s'était fait trancher la main pour avoir trempé celle-ci dans un bain de refroidissement de trempe, afin d'en connaître la température. Certains secrets n'étaient enseignés qu'à la fin, et gare à celui qui aurait triché pour les connaître avant le moment !

De nos jours, les grands maîtres forgerons de katanas japonais sont considérés comme des patrimoines vivants depuis 1950. Le terme exact est « Trésor national vivant », un statut du ministère de l'Education du Japon, et donne lieu à des subventions. En leur qualité, les maîtres transmettent à leurs élèves afin que leurs secrets ne soient jamais perdus.

En France, nous faisons tout le contraire : nous règlementons l'accès à certaines professions, ce qui favorise la disparition progressive des savoirs, et les nivèle au niveau standard des écoles.

Quelques exemples de secrets de métier et de tours de main dans l'armurerie

La liste n'a rien d'exhaustif, car nombreux sont les tours de mains et secrets de métier dans l'armurerie, étant donné que cette profession touche à de nombreuses disciplines.

  • Superposé Browning B25, démontage de la clé = tour de main (simple). La clé ne comportant aucune vis apparente, la plupart des apprentis ne devinent pas comment la démonter.
  • Juxtaposé Hammerless : remonter le chien sans que son ressort soit en tension = tour de main. C'est très connu, mais ceux qui ne savent pas, remontent le chien avec le ressort en tension.
  • Polissage : comment « vider le trait » facilement = tour de main.
  • Crosses : sortir une vis à bois cassée sans la percer = tour de main.
  • Crosses : comment faire rentrer la gomme-laque à un centimètre de profondeur et plus dans le bois, mais sans alcool double (rend le bois imputrescible, notamment) = secret de métier. Les alcools doubles peuvent être toxiques, détruire les yeux et les reins, d'où l'intérêt de les éviter.
  • Jaspages : faire une belle coloration jaspée sans aucun risque de déformation des pièces, et sans cyanure ni prussiate = secret de métier.
  • Canons : bronzer un canon à la couche en une heure = secret de métier.
  • Restaurations : faire disparaître des piqures dans l'acier, sans diminuer la taille des pièces et sans soudure =  secret de métier. On réserve ce traitement aux grosses piqures.
Mécanisme de fusil juxtaposé hammerless

Tour de main : comment monter le chien,
sans que son ressort ne soit en tension ?

De nos jours, progrès technologique oblige, la tentation est grande de dire : « Nous savons tout, nos ingénieurs et techniciens apprennent tout dans nos écoles, il n'existe donc plus de secrets de métier ». Seul quelqu'un de très ignorant, et de très prétentieux, peut oser dire de telles âneries.

Le temps peut créer les secrets

Certaines astuces n'étaient pas des secrets à l'origine, mais ont été plus ou moins oubliées aujourd'hui. C'est le cas du Niger, dont il est fait mention dans l'encyclopédie Becor, que vous pouvez télécharger en cliquant ici. Sur le web, c'est la seule preuve que ce produit ait réellement existé.

Le Niger était utilisé en armurerie. En dépannage, il permettait de bronzer de petites pièces en un instant, d'un noir vraiment noir. Voilà pourquoi il portait le nom de Niger. Son usage était courant. Il fut commercialisé pendant plus d'une cinquantaine d'années.

Il ne s'agissait pas d'un produit de bronzage à froid, mais à chaud : d'abord chauffer la pièce à bronzer, puis appliquer le produit dessus. Son odeur caractéristique s'est immiscée dans les ateliers d'armuriers pendant plusieurs générations. Malheureusement, les entreprises de fournitures pour armurier ne le diffusent plus aujourd'hui. Du coup, il est tombé dans l'oubli.

Parfois, lorsque l'on questionnait ceux qui l'utisaient, ils répondaient : « C'est de l'huile de vidange usagée » afin de garder la véritable astuce pour eux.

flacon sale et vide

Que pouvait contenir ce vieux flacon ? Du Niger ? Dieu seul sait...

Si d'aventure, vous voulez tester les connaissances de votre armurier favori (ou de votre professeur d'armurerie), vous vous exposez à un dialogue de ce genre :
- Bonjour, monsieur l'armurier. Puis-je vous poser une question technique ?
- Mais faites donc.
- Qu'est-ce que le Niger ?
- Et bien, c'est un pays d'Afrique.
- Non, pas en géographie. En armurerie...
- Vu le nom, je suppose qu'il s'agit d'un produit de bronzage à froid, par contact.
- Non, cela fonctionnait à chaud uniquement, en dégageant une forte odeur. Vous voyez de quoi il peut s'agir ?
- Euh... C'est un vieux produit qui ne se fait plus aujourd'hui.
- Et vous savez de quoi il était composé ?
- Là, tout de suite ? Excusez-moi, j'ai du travail, je vous laisse...

On peut vous répondre aussi que c'est un secret de métier. Sauf que cela n'en était pas un, tellement c'était banal... Mais l'oubli a fait son oeuvre.

De nos jours, on peut toujours se procurer du Niger : il suffit d'en chercher sous sa véritable appellation, qui n'est pas « Niger ». Si votre armurier en sait le nom, alors il connaît bien son métier.

De mon temps, c'était l'une des choses que l'on apprenait en premier...

Connaître un secret de métier protège votre emploi

Vous sortez d'une école avec un diplôme. Vos connaissances sont standardisées : vous savez la même chose que les autres. Donc, vous êtes remplaçable.

Salarié jetable

En revanche, lorsque vous connaissez un secret de métier, la donne change. En cas de licenciement, votre entreprise perdra un savoir-faire qu'elle ne retrouvera pas ailleurs, puisque vous êtes le seul à savoir faire certaines choses ; ou bien, à faire celles-ci plus rapidement que les autres. Pour couronner le tout, vous pourriez même proposer vos services à un concurrent...

Quoi de plus triste que d'ouvrir une boîte de conserve des Restos du coeur, alors que l'on a toujours respecté ses engagements ? Dans cette mesure, un secret de métier peut protéger votre emploi. Mais les employeurs ne les aiment pas, car ceux-ci vous donnent un avantage sur eux. Ne l'oubliez jamais.

Où trouver des secrets de métier ?

Dans les musées, les oeuvres des grands maîtres peuvent parler à qui sait observer. En vous basant sur certains détails, vous trouverez des astuces qui vous serviront plus tard.

Le Caravage - Joueurs de cartes

Observez pour trouver le secret de Caravage : camera obscura ?

La manière la plus courante reste l'apprentissage, lorsqu'un ancien du métier accepte de vous donner quelques tours de main. Pour cette raison, respectez toujours les cheveux blancs. Celui qui les porte en sait peut-être plus que vous, même s'il n'en a pas forcément l'air.

Le livre Secrets d'ateliers perdus et retrouvés de Marcel Bourdais, aux éditions Dunod, est un bon ouvrage. Mais ce qu'il contient n'est désormais plus un secret pour personne.

Ne négligez pas les livres anciens ayant une réputation sulfureuse. Par exemple, vous trouverez une formule de trempe pour métaux ferreux dans le Petit Albert, loin derrière une improbable recette pour rendre les femmes fidèles. La recette pour la trempe fonctionne.

Le Petit Albert

Le Petit Albert

Tant qu'à la recette pour rendre les femmes fidèles, ne m'écrivez pas pour me poser la question. Pensez plutôt à Louis Jouvet, qui disait à peu près ceci : « Mieux vaut un bon plat à plusieurs qu'un bout de pain sec, que l'on grignote seul dans un coin sombre »... Tour de main d'acteur ?

A qui appartient un secret de métier ?

A ceux qui le transmettent, à ceux qui le reçoivent, à ceux qui le trouvent... Il fait partie de leur patrimoine au même titre qu'un billet de banque. Bref, il appartient à ceux qui le connaissent.

S'il était su de tous, qu'en serait-il des vitraux de Chartres, des violons de Stradivarius, des katanas japonais signés et des grands peintres, si tout cela devenait à la portée d'un amateur ?

C'est la raison pour laquelle il faut faire attention à la qualité des personnes auxquelles on le transmet. Sinon, ce ne sera plus un secret !

Le Barchusen (alchimie)

A force de chercher des secrets, vient le jour où l'on arrive devant le plus grand de tous...


Notes et sources

La formule du pigment bleu égyptien a été retrouvée, vous en trouverez trace notamment ici : Pigment bleu égyptien (CNRS), ici : Bleu égyptien ou ici : Vidéo sur le bleu égyptien (CNRS)

Attention : connaître le pigment bleu égyptien n'est pas suffisant pour faire de l'émail bleu égyptien.
La particularité de l'émail égyptien explique pourquoi les statuettes de l'Egypte antique n'ont pas de points de contact, alors que les poteries émaillées modernes peuvent en avoir (il s'agit des marques laissées par le support lors de la cuisson).